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La Vie têtue, Juliette Rousseau, Éditions Cambourakis

 

 

 

La Vie têtue

Juliette Rousseau

Éditions Cambourakis

120 pages

07/09/2022

15 €

Premier roman

 

Et voilà que la vie, soudain, la vie têtue, la vie puissante, imprévisible, la vie qui, mine de rien, va et vient comme les marées, réclame sa place, recommence d'exiger son droit au plaisir, sa part de rêve.

Irène Frain, Marie Curie prend un amant

 

Les années qui ont suivi ta mort, je les ai attendues le cœur serré. Tant qu'elles reviennent la mort est une absence, mais pas une rupture. Le retour des hirondelles, c'est la vie têtue. C'est toi ou moi à l'âge de cinq ou six ans, qui tenons tête, ne lâchons pas. C'est toi qui n'es plus, et toi qui es encore là, différemment. Leur ballet facétieux, au-dessus du petit étang, en bas du hameau, m'a ouvert le cœur comme personne d'autre. La joie des hirondelles, au-dessus de l'eau, c'est toi qui ne m'as pas complètement quittée. Toi qui perdures, et toi qui gagnes, malgré la mort. Le retour des hirondelles, c'est une place au monde pour mon cœur contradictoire, la possibilité de n'avoir pas à y démêler la joie de la tristesse.

 

La grande sœur est morte. D’un cancer rare. Elle était la maman d’un très jeune garçon, avait la petite trentaine et tant de choses à vivre encore. L’autre sœur de douze ans sa cadette, qui avait quitté l’humilité de la campagne pour l’arrogance de la ville, est revenue en Bretagne, au hameau qui abrite la maison familiale une périphérie. Une périphérie de périphérie. C’est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région. Ce que Zoé Cosson dans son excellent premier roman, Aulus (L'Arbalète Gallimard, 2021), appelle un terminus géographique.

 

La petite sœur s’adresse à la défunte dans cette autofiction, kaléidoscope de formes qui évite d’avoir à en choisir une, pour dire au mieux l’histoire des femmes de la famille, toutes différentes et pourtant si semblables, pour dire aussi l’intermittence de l’endeuillement avec ses périodes fortes et ses creux. Le texte morcelé est donc un arrangement de courts, voire très courts chapitres qu’entrecoupent des bribes de poésie qui, çà et là, interrompent le récit du deuil et les histoires personnelles de cette lignée de femmes rongées par leurs démons intérieurs, de sa grand-mère qui usa d’une aiguille à tricoter pour avorter dans la cuisine, à sa mère un peu hippie et fantasque dont l’époux, médecin, ligaturera les trompes sans se soucier de recueillir son consentement préalable. L’autrice pourtant sera conçue, narguant les statistiques.

 

[…] nous sommes aussi les fruits de petites mutineries, signes manifestes qu’il est toujours possible de déborder ceux qui pensent nous vouloir du bien.

 

La vie malgré tout. La vie envers et contre tout(s). La vie têtue. Celle du titre et celle que mènent toutes les femmes de la famille, esquifs suivant une trajectoire chaotique soumise à une autorité mortifère, malmenant leur corps (avortements clandestins, maternités non désirées, anorexie…), inventant des stratégies d’évitement et de survie, en réponse à la violence imposée par les hommes, qui détruit l’esprit comme le corps qu’elles ne savent plus comment habiter.

 

Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit.

 

Oserais-je écrire n’avoir pas été sensible à ces portraits de femmes noyés dans un pathos lourd de colère aussi salvateur soit-il pour celle qui, à mi-chemin entre souvenirs et réflexion personnelle, (se) raconte ?

Peut-être parce que le nous militant employé ici m’inclut à tort. Je viens d’une famille où les femmes n’ont jamais eu à lutter pour être respectées, pour disposer de leur corps et de leur vie à leur guise ? Les revendications féministes qui prospèrent depuis des années me sont curieusement étrangères, je ne m’y reconnais pas. J’entends bien le souffle puissant qui gonfle les voiles de leur colère, mais cette colère-là n’est pas la mienne et on met toujours un peu de soi dans nos lectures, n’est-ce pas ? Je me souviens d’une semblable réticence pour le premier roman de Virginie Noar, Le Corps d'après (Éditions François Bourin, 2019).

Peut-être aussi parce que ce texte réduit les femmes à leur corps.

Peut-être enfin parce que je l’ai trouvé trop autocentré sur les états d’âme de la narratrice qui en oublie même qu’un petit garçon vient de perdre sa maman. Écueil récurrent de la fiction du moi, me direz-vous.

 

J’ai été bien plus conquise par l’analogie sensible que Juliette Rousseau, mi-fataliste, mi-inquiète, ébauche entre le lent effacement de la sœur et celui du paysage qui se meurt lui aussi,

 

À chaque avancée de la destruction du monde, c’est toi qu’on abat un peu plus sûrement.

 

le temps qui passe, les saisons qui continuent presque imperturbables à suivre leur cours, les changements de lumière, les odeurs, malgré le deuil qu’elle traverse en son hiver intérieur.

 

L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui t’est dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.

 

En disant son attachement à un territoire meurtri et sa préoccupation de ce qu’on va léguer aux générations à venir dont sa petite fille, invitée d'honneur d'un monde où le printemps ne s'arrête jamais, fait partie, Juliette Rousseau tente de dire comment ceux qui restent habitent le monde après le deuil et ce qu’il en coûte de survivre à la tristesse, si tant est que ce soit possible. C’est dans les évocations de la nature, malmenée elle aussi, jouant [sa] partition appauvrie […] une rengaine simple et sans pause, que Juliette Rousseau trouve la note juste pour parler de sa sœur défunte et de la douleur de ceux qui lui survivent.

 

Tu aimais infiniment les vieux arbres, et, pendant un temps, coller à eux ton corps meurtri, émietté, a suffi à ta survie. J’aime à penser qu’ailleurs, en d’autres temps, nous avons eu cette vie qui nous revenait, et que, quelque part, dans l’humeur délicate d’une fin de journée lumineuse, tu es encore en vie, et nous sommes réunies, toi, moi et la forêt.

 

C’est là qu’elle fait mouche et touche, pudique et subtile enfin, abandonnant la colère et le ressentiment pour aborder le temps d’après, et c’est là que, selon le souhait de l'autrice, j’ai entendu les pages de ce premier roman respirer.

 

Je voudrais t’écrire un livre dont on entend les pages respirer lorsqu’on les tourne.

 

Je sais bien que l’on vit toujours avec le deuil, parce qu’on vit toujours avec ce(ux) que l’on a perdu(s) à jamais et je suis confuse, vraiment, de n’avoir pas su pleinement apprécier ce texte de toute évidence sorti des tripes.

 


꧁ Arrière-plan ⩫ ©Gaston Roulstone ꧂


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