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L'Imprudence, Loo Hui Phang, Actes Sud

 

 

 

L'Imprudence

Loo Hui Phang

Actes Sud

144 pages

21/08/2019

17,50 €

Premier roman

Nous savons tous les deux

Que le monde sommeille 

Par manque d’imprudence.

Jacques Brel, Jojo

 « Je sais la peine que mon évasion a infligée, le chaos, l'effondrement de la pyramide. Il n'y avait pas d'alternative, sinon une mort lente. Pour cette autre vie, je suis partie au milieu de la nuit, sans me retourner et, dans le fond, je ne suis pas revenue. Voilà. J'ai détourné le lit du fleuve, d'un geste, de ce même mouvement accompli par Wàipó, soixante ans auparavant, avec le même égoïsme salvateur, le même élan aveugle. Le geste total, l'imprudence, je l'ai commis moi aussi. »

 

Dans cette sélection automnale des 68 premières fois, se dessinent quelques affinités accidentelles dans des récits qui se font écho à peu de distance. Hasard des envois et réceptions. 

 

L’Imprudence, premier roman de Loo Hui Phang, est venu à moi dans les jours qui ont suivi la réception de Ceux que je suis (Olivier Dorchamps, Finitude) et Tous tes enfants dispersés (Beata Umubyeyi Mairesse, Autrement). Ces romans abordent tous trois les thèmes du déracinement et de l’exil, questionnent l’identité et les origines, rappellent la difficulté à se sentir doublement étranger, tant à son pays de naissance qu’à celui d’adoption.

 

Le texte est ici concis, enclos dans un espace restreint d’à peine 140 pages d’une écriture très travaillée, faite de phrases courtes qui racontent dans l’urgence, semble-t-il, autant le besoin d’émancipation que celui de se retourner pour partir à la découverte de ses racines familiales. 

 

La famille de la narratrice a fui le régime totalitaire du Laos alors qu’elle n’était qu’un bébé d’à peine un an. Avec ses parents et son frère âgé alors de 11 ans, elle a trouvé refuge à Cherbourg, en France, un pays où elle peut désormais vivre une vie « libre et plurielle ».

 

Le récit à la 1re personne concède une place substantielle à des passages écrits à une 2e personne, adresses imaginaires à ce frère qui se sent « imposteur […] vivant une vie de Français »qui ne s’est jamais remis d’avoir dû abandonner son pays en même temps que ses grands-parents. 

 

« Quand je parle en français, je mens. Et quand je pense en français, je me travestis.

Tu vois ? J’imite quelqu’un d’autre. »

 

Ce récit dit l’absolue nécessité de mettre des mots sur les ressentis avant que le temps ne les altère. 

Livre du déracinement, de l’impossibilité d’un territoire auquel s’ancrer quand on est « une enfant pervertie par l’exil »,

 

« Au premier regard, cela est prononcé. Je ne suis pas d’ici. Tout le monde le voit. Tout le monde le sait. Je sais que l’on sait. Et cette chose est posée là, entre les autres et moi. »

 

L’Imprudence pose un regard subtil sur ces familles qui ne seront jamais chez elles où qu’elles aillent. Étrangère en France comme au Laos où elle revient pour enterrer Wàipó sa grand-mère, la narratrice confesse que « le seul endroit sur terre dont [elle peut] revendiquer l'appartenance est le périmètre de [sa] peau. C'est là le seul vrai lieu qui est le [sien]. »

 

Ce décès est l’occasion non seulement de revenir à Savannakhet, un retour difficile s’il en est puisqu'il souligne crûment les évidences,

 

« Au milieu des natifs, je n’étais qu’une touriste, ou pire : une traîtresse déguisée en occidentale. […] une étrangère déguisée en Vietnamienne, une exfiltrée occidentale travestie en autochtone. […] Quoi que je fasse, le Laos, et avec lui l’Asie tout entière, me recrachait comme un corps étranger. »

 

mais aussi de lever le voile sur la légende familiale.

 

Lever le voile, c’est découvrir Wàipó parmi les restes accumulés dans de vieux sacs ; Wàipó qui encore gamine a fui Huê en même temps que les mauvais traitements de son père ; Wàipó qui est allée récupérer son mari adultère chez sa maîtresse française ; Wàipó, héroïne de la famille et inventrice de sa propre fiction, dont la vie force l’admiration pour ce qu’elle laisse entrevoir de liberté âprement conquise :

 

« Il y avait, je crois, chez notre grand-mère une soif d'absolu et de romanesque. Les angles abrupts de sa vie, les décisions tranchantes, les revirements perpendiculaires. Elle qui adorait les films d'aventures chinois, qui avait adopté ce terme, Wàipó, s'inventait une identité, une lignée, une famille chinoise, à distance de son enfance vietnamienne à Huê. Notre grand-mère avait le goût de la fiction. Elle ne pouvait vivre qu'ainsi, dans la maîtrise de son récit intime. »

 

Lever le voile, c’est tenter de nouer le dialogue avec ce grand-père taiseux et hiératique qui, pourtant, accepte de se livrer peu à peu, derrière les volutes de ses 555 : 

 

« La seule chose qui me console […], c’est de penser que, là-bas, tu es quelqu’un. Là-bas, tu as le choix. Tu me ressembles tellement. »

 

À elle d’enfin connaître l’apaisement grâce au sens que l’on peut donner a posteriori au parcours accompli jusqu’alors :

 

« Je pourrais mourir d’entendre cela. Tant de mouvement. Cet afflux. La grâce que je n’attendais plus. »

 

C’est beau, n’est-ce pas, ces deux femmes qui, à des années d'écart, à des milliers de kilomètres l'une de l'autre, se veulent héroïne de leur propre fiction ?

Alors pourquoi ce roman m’a-t-il laissée à distance ? 

Je l’ai trouvé froid alors qu’il est terriblement bien écrit, froid au point de n’être pas touchée par la vibrante déclaration d’amour d’une jeune sœur à son frère, froid au point de n'être émue par aucun des personnages, mis à part les grands-parents, tellement froid que je me suis demandé un temps si cette mise à l’écart du lecteur n'était pas intentionnelle.

 

Il y a des rendez-vous manqués dont on ne sait dire si un autre jour, en un autre lieu, la rencontre aurait pu se faire. L’Imprudence est, pour moi, de ceux-là.


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