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Retour à Balbec, Renaud Meyer, Buchet-Chastel

 

 

 

 

 

Retour à Balbec

Renaud Meyer

Éditions Buchet-Chastel

240 pages

21/08/2025

19 €

Car ceux qui vivent intensément dans les royaumes du Songe errent, très dépaysés, dans le monde réel.

Renée Vivien, in Lettres de Renée Vivien à Kérimé, HB éditions, 1998

 

[…] la vie n’est décidément pas à la hauteur des livres et […] les rêves sont bien plus grands que la réalité.

 

Le maelström de la rentrée littéraire d’automne oblige à faire des choix, la plupart subjectifs dans mon cas. Le titre du roman de Renaud Meyer avait bien sûr attiré l’œil de la lectrice de Proust que je suis ; c’était l’occasion d’enfin lire cet auteur que je ne connaissais pas. Au vrai, la seule raison qui m’avait fait écarter Retour à Balbec était ma crainte que l’ombre proustienne ne fût trop écrasante. De fait, le titre signale un lieu autant de mémoire — il y est question d’un retour — qu’imaginaire — Balbec est la station balnéaire de la Côte fleurie, inventée par Proust dans la Recherche avec pour modèle Cabourg, son Grand-Hôtel et son Casino. 

 

on ne retourne pas dans le pays de l’enfance quand l’enfance est perdue, c’est trop tard, et les lieux où l’on retourne alors ne sont plus que l’image vide et glacée d’un passé qu’on peut toujours s’imaginer mais jamais ressaisir car il glisse, indéfiniment, sur la peau trop lisse des choses.

Laurent Mauvignier, La Maison vide, Gallimard, 2025

 

Et si Renaud Meyer faisait mentir Laurent Mauvignier ? Et si, par un habile subterfuge narratif, il rendait la chose possible ? s’il n’était pas trop tard ? si l’on pouvait ressaisir le passé, entre mémoire, réalité et fiction ?

 

Balbec est le lieu dans lequel est inscrite la mémoire de Samuel Pakhchelian. Il y a séjourné, enfant, avec Maryam, sa grand-mère adorée, celle qui l’a élevé et poussé à devenir un pianiste virtuose malgré des mains si enfantines que l’on a été obligé de fabriquer pour lui un clavier spécial composé de touches plus petites ; Maryam, exilée arménienne, dont la mort subite, au matin du jour où il devait donner l’intégrale de Debussy au Carnegie Hall, l’a éloigné des scènes musicales pendant de longues années. Seule l’invitation du directeur du festival de musique de Sainte-Marguerite-sur-Mer, station toute proche de Balbec, pouvait le tirer de sa retraite volontaire. Il est prévu qu’il y joue, en plein air, La Mer de Debussy ainsi que quelques Préludes devant un parterre de mélomanes avertis, trop heureux que leur soit donnée l’occasion de l’entendre à nouveau. À peine arrivé, Samuel part se promener sur la plage de ses étés d’enfance ; il distingue bientôt une vieille dame assise immobile à la terrasse du Grand-Hôtel. Elle semble perdue dans la contemplation de l’horizon immense, occupée semble-t-il, telle Marguerite Duras, à regarder la mer jusqu’au rien. Cette apparition qui fait ressurgir un être familier et aimé l’intrigue tant que Samuel se décide à l’approcher, à lui parler. Quelques jours plus tard, il repoussera la date de son concert et viendra occuper la chambre du fils dans l’appartement de la vieille dame où, comme un signe, l’attend l’Érard demi-queue de Gabriel Fauré.

 

Retour à Balbec est un roman de présences fantomatiques. Celle de la grand-mère adorée bien sûr dont le deuil est impossible, celles de musiciens (Satie, Debussy, Fauré, Ravel…) dont la musique traverse le roman, mais aussi celles de Marcel Proust et Marguerite Duras, figures à jamais attachées à ces lieux.

꧁ Marguerite Duras photographiée par Jacques Haillot pour l’agence Sygma, 1974 ꧂
꧁ Marguerite Duras photographiée par Jacques Haillot pour l’agence Sygma, 1974 ꧂

Il n’échappera à personne, je crois, combien la vieille dame, la main couverte de baguesla voix rauque, pleine de fatigue, peut-être même aussi de cigarettes et d’alcool, vêtue de sa jupe noire et son gilet de laine, col roulé en plein été est le portrait fidèle de Marguerite Duras. Au surplus, n’est-elle pas née en Extrême-Orient ? en Cochinchine ? dans une petite province des environs de Saïgon, proche de ce fleuve Mékong qui avait inondé son enfance ? 

Le roman est fait de multiples strates fictionnelles ; il s’élabore avec une lenteur patiente, grâce à un jeu subtil de mises en abyme redoublées d’une myriade de reflets en miroir qui participent à créer une ambiguïté féconde en possibilités romanesques. Ainsi n’est-on pas vraiment surpris d’apprendre que la vieille dame écrit de brefs romans qu’elle signe Agatha Karl, romans dans lesquels l’enfant aux yeux gris qu’elle observait jadis depuis son balcon tient la place centrale, que cet enfant n’était autre que le petit Samuel alors en colonie de vacances à Balbec, Samuel resté malgré ses trente ans d’allure fragile, avec un visage à peine sorti de l’enfance. Samuel serait-il aussi un personnage de fiction ?

 

Il y a eu à ce moment-là, à l’époque où vous veniez en vacances ici, une autre vie de vous, une vie que l’on pouvait apercevoir uniquement depuis cet hôtel, où tout prend une dimension imaginaire, presque rêvée, et cette vie était un ravissement, plus encore que votre propre vie vécue sur la plage.

 

Tout le roman fourmille de détails infimes, mais non anodins. Énigmatiques, ils concourent à brouiller la frontière entre l’hier et l’aujourd’hui,

 

Il fallait pourtant se rendre à l’évidence : le temps avait filé plus vite à Balbec qu’à Sainte-Marguerite.

 

et teintent d’étrangeté le roman qui hésite : la vie épouse-t-elle la fiction ou alors est-ce la fiction qui nourrit la réalité ?

 

C’était un été de rien que pour elle et lui. L’été tant attendu de la femme écrivain et de l’enfant aux yeux gris qui avait tant occupé son esprit à elle. Ou bien l’été perdu de Samuel et sa grand-mère, ce grand soleil dans sa vie, qu’il ne pensait plus jamais revoir.

 

On hésite de même : nous faut-il tenter de démêler le rêve de la réalité et décrypter les infinis jeux de reflets du roman ou bien accepter de nous abandonner à sa construction joueuse et à sa dimension poétique ?

 

Quand dans les dernières pages apparaît Albertine, libraire parisienne, fervente lectrice des romans d’une certaine Agatha Karl, Albertine qui est elle aussi autrice…, on esquisse un sourire et on se dit que, décidément, Renaud Meyer est un taquin redoutable, capable de donner, par un ultime tour, une profondeur rêveuse et une densité saisissante à un roman dont, à mon grand regret et mon encore plus grande incompréhension, on parle peu, très peu, bien trop peu.

 

Je remercie Babelio et les éditions Buchet-Chastel de cet envoi dans le cadre de la Masse Critique Littératures de septembre, et de leur confiance.


꧁ Illustration ⩫ John Constable, Étude de la mer et du ciel, Tempête au large de la côte sud, c. 1820 ꧂


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