
L’Impassible ̴Recueil d’articles
Frédéric Berthet
Éditions La Table Ronde, Coll. Vermillon
112 pages
03/04/2025
22 €
Édition limitée et numérotée, n° 0106 / 2500
❝[…] un véritable écrivain, ça ne meurt jamais tout à fait.❞
Frédéric Berthet est mort prématurément à quarante-neuf ans, d’une crise cardiaque le jour de Noël 2003. Depuis plus de dix ans, les éditions de La Table Ronde nous font (re)découvrir ses œuvres : des nouvelles Felicidad ; son unique roman, Daimler s’en va, qui reçut le prix Nimier en 1989 ; des chroniques Paris-Berry ; des correspondances. Quelle postérité pour un écrivain passé telle une comète dans le ciel littéraire de la France des années 1980-1990 et dont les inédits posthumes font l’essentiel de l’œuvre puisqu’ils ne sont que cinq ouvrages à avoir été publiés de son vivant ?
❝L’IMPASSIBLE prend très tôt la pose. Au début, c’est un enfant calme ; le seul qui n’ait pas bougé sur la photo de classe.
Adolescent, il lit tout Marc Aurèle, qu’il cite volontiers à tout bout de champ : « Il faut toujours se tenir en garde et d’aplomb contre les coups qui fondent sur nous à l’improviste. » Il en garde un caractère méfiant et un regard soupçonneux. Le moindre bruit suffit à le faire sursauter, alors qu’il pousse un cri étranglé. Avec beaucoup d’entraînement, il réussit à seulement tressaillir. Le « tressaillement » devient son geste préféré, même quand un éléphant furieux, par exemple, le charge avec d’affreux barrissements. Un sourire amer complète son attitude, principalement lorsqu’il n’arrive pas à trouver de taxi. L’impassible s’exprime d’une façon particulière. Ainsi, au lieu de dire : « J’ai beaucoup ri », il préfère murmurer : « J’ai eu beaucoup de peine à garder mon sérieux. » Ivre, il reste très digne, presque taciturne, et va se resservir un verre en cachette dans la cuisine. Si on le surprend dans la cuisine, il prend l’air évasif et ennuyé d’un prisonnier trouvé au milieu de son tunnel.
C’est que l’impassible, qui a relu Marc Aurèle, considère le monde comme une prison provisoire où l’on peut cependant garder sa liberté intérieure. La liberté, prétend l’impassible, consiste à pouvoir remettre au lendemain, ou à la semaine prochaine, ce qu’on aurait dû faire la veille.
L’impassible a le même âge, une fois pour toutes : celui où il est revenu de tout. Il ne croit pas à l'événement et émet un certain nombre de doutes sur la réalité du monde extérieur. Pour lui, la terre n’est plus qu’un satellite en orbite autour de sa mémoire.
L’impassible est à la fois un ascète et un aventurier : comme tel, il est condamné à tomber régulièrement sur des femmes fatales, comme Baudelaire sur la Fanfarlo, ou Nerval sur la Pandora. Les femmes fatales donnent même l’impression d’avoir été inventées à sa spéciale intention. Elles sont son Commandeur. L’impassible blêmit imperceptiblement, courbe à peine les épaules, darde ses prunelles sombres et se met à danser le fox-trot, tout seul. Il rejoint Nietzsche, Hölderlin, Althusser, et tant d’autres, dans les éternelles ténèbres à moins qu’il ne devienne légionnaire ou banquier.
Qu’il repose, de toute façon, enfin en paix.❞
Le Quotidien de Paris, 11/01/1989
L’Impassible est un beau-livre au format grand in-octavo atypique (152x245) et au tirage limité à 2 500 exemplaires. Sous le jaune radieux de l’épaisse couverture, les pages ivoire accueillent une sélection d’une cinquantaine d’articles très courts d’une deux pages au plus. Ils tiennent du billet d’humeur/d’humour, du portrait, de la chronique de lecture ou de la critique littéraire, d’un jeu de questions/réponses. Ils ont paru de 1988 à 1999 dans une presse plutôt marquée à droite. Si certains billets ont été publiés dans Madame Figaro, Le Figaro littéraire, Le Figaroscope, Rive Droite, la plupart de ceux sélectionnés pour être reproduits ici et répartis en quatre catégories ont occupé les pages du Quotidien de Paris, lancé par Philippe Tesson en 1974 et de L’Idiot international, journal pamphlétaire de gauche fondé par Jean-Edern Hallier en 1969 ; deux périodiques aujourd’hui disparus.
Frédéric Berthet écrit depuis un temps que les moins de vingt ans…, un temps où Air Inter existait encore, où un homme pouvait écrire 50 raisons d’aimer les jeunes filles (excellent billet d’ouverture qui nous fait mesurer les changements à l’œuvre) sans être voué aux gémonies par les féministes, où Diane Kurys filmait un Diabolo Menthe que chantait Yves Simon. Un temps où des écrivains majeurs (Bellow, Roth, Sollers, Salinger...) étaient encore des nôtres.
Nostalgie d’instants qui ne reviendront plus ;
conscience du caractère éphémère de toutes choses et de la vie en particulier.
Frédéric Berthet était l’ami, entre autres, de Philippe Sollers et Jean Echenoz — ce qui aurait suffi à me le rendre fort sympathique —, partageant avec le premier la désinvolture du dandy et le goût pour les ❝solitudes recommencées❞ (merveille de la formule) et avec le second, une pointe savoureuse d’absurde décochée par un esprit facétieux. Le Quotidien de Paris ne s’y était pas trompé en lui demandant d’écrire une chronique pour son dossier Dandys et Excentriques (23/11/1988).
Frédéric Berthet avait également des admirations immarcescibles pour des auteurs qu’il plaçait haut : Saul Bellow, Franz Kafka, Peter Handke, Norman Mailer, Philip Roth, Richard Brautigan, Charles Bukowski, Marcel Aymé, Pierre Drieu La Rochelle, Alberto Moravia… qu’il reconnaissait comme sa famille littéraire.
De Salinger dans Le Quotidien de Paris du 7/12/1988 :
❝Il y a deux choses à dire sur Salinger. La première, c’est qu’on ne devrait même pas adresser la parole aux gens qui n’ont pas lu tous ses livres. Dans les dîners, on refuserait de leur passer le sel. Au restaurant, on les placerait toujours à la table placée à côté des toilettes. Pour eux, les hôtels afficheraient perpétuellement complet. Les chiens des voisins les mordraient. Le soir, chez eux, les plombs sauteraient, et ils se cogneraient dans le noir. D’ailleurs, les gens qui n’ont pas lu Salinger sont à jamais plongés dans l’obscurité. La seconde chose à dire sur Salinger, c’est qu’il écrivit en 1951, à l’âge de trente-deux ans, un roman, L’Attrape-cœurs, qui mit dix ans à devenir l’un des plus fabuleux best-sellers mondiaux – et que Salinger en profita pour prendre la poudre d’escampette.❞
De Raymond Carver, le 11/01/1989 :
❝L’avantage des États-Unis, c’est qu’on peut y devenir un écrivain célèbre en ne publiant que des recueils de nouvelles. Raymond Carver est mort l’an dernier, il n’avait pas cinquante ans. Comme Richard Brautigan, il savait tout de la grande pauvreté et de l’extrême alcoolisme. Il savait surtout, un peu à la façon d’Hemingway, comment raconter une histoire de biais.❞
Comment ne pas lui donner raison quand en France cet exigeant format court est boudé et que ❝le nombre de [ses] lecteurs devient presque aristocratique❞ ? (merveille de la formule, encore)
De Patrick Besson, le 15/02/1989 :
❝Le seul défaut de Patrick Besson, c’est d’écrire dans L’Humanité. Comme quoi, jusqu’où, pour ces êtres rieurs, inquiets et intenables que sont les écrivains, jusqu’où va se nicher leur désir de moralité ? Mais, comme disait Joubert, charmant moraliste du siècle dernier, quand nos amis sont borgnes, regardons-les de profil.❞
Regarder de profil ; raconter une histoire de biais, il y a là une clef, je crois, pour déchiffrer la manière d’écrire de Frédéric Berthet : court et oblique, rarement de face donc, bien que toujours juste. Les titres des billets peuvent aussi nous y aider. Sans être exhaustive, je citerai Madones des sleepings ; La politesse du désespoir ; Tout est risible ; Les années cinglantes ; Regrets ; Le cri du gardon dans Berlin-Ouest, qui dessinent un portrait de l’écrivain pris entre l’humour et la mélancolie, la légèreté et la profondeur d’une poésie désenchantée comme le montre sa réponse au Quotidien de Paris spécial Salon du livre du 18/05/1989 :
❝Un écrivain n’a, bien sûr, absolument aucune place dans la société — sinon que tout le monde, à un moment ou à un autre, voudrait en être un : ça ferait bien. Donc un écrivain occupe une place immense dans la société. On le lui fait payer assez cher, je crois. C.Q.F.D. Le reste peut être raconté d’une façon, soit humoristique, soit dramatique. Tout écrivain est un humoriste plongé, par surprise, en plein drame. Tant pis pour lui : il n’avait qu’à faire comme tout le monde — seulement rêver d’en devenir un.❞
Sous le vernis loufoque se cache un esprit fin, joueur, pudique, faussement désinvolte, passé maître dans l’art de la formule qui allume le sourire du lecteur.
❝Bien que germaine, l’une de mes cousines est anglaise. Mais ce n’est pas, of course, la seule raison pour laquelle les Britanniques me plaisent depuis longtemps. Ils ont inventé, outre ma cousine, ce qui est déjà considérable, beaucoup de choses indispensables à notre vie quotidienne : la mini-jupe, la pêche de la truite à la mouche artificielle, le tennis, le croquet, les Beatles, les aventures de Sherlock Holmes, des proverbes comme never complain, never explain (ne vous expliquez ni ne vous plaignez jamais), la B.B.C. qui est rarement en grève, lady Dudley chez Balzac, le veau bouilli à la confiture de menthe, et la conduite à gauche le samedi soir.❞ (I love les Anglais, in Madame Figaro spécial Angleterre, 15/10/1988)
Frédéric Berthet, c’est un style follement élégant, à la fois piquant et délicat, l’érudition sans la pompe, un regard amusé et aigu, nourri de ses lectures d’écrivains autant classiques que contemporains.
Ces articles sont passionnants en soi, mais aussi pour ce qu’ils laissent entr’apercevoir de leur auteur. Un ❝stoïcien émotif, irrésistible danseur de fox-trot❞ tel que le définit son ami, Norbert Cassegrain, à qui l’on doit la préface ; un équilibriste balancé par sa mère dans le vide-ordure et capable d’en ❝dévaler la conduite […] avec tout l’enthousiasme des gens qui veulent apprendre❞ !
Un homme avec ses regrets, ceux d’Amérique où il trouva le moyen (malgré quatre années passées à l’ambassade de France en tant qu’attaché culturel) de ne ❝jamais mettre les pieds à Flushing Meadow – dont le nom [le] faisait rêver depuis [sa] première raquette❞, celui de ne pas avoir créé un personnage du nom de Sorgenlos (Insouciant) en hommage à Kafka.
Un homme avec ses enthousiasmes nombreux et ses piques aussi rares que bien tournées (savoureux Madones des sleepings sur l’essai Romans d’amour de Michelle Coquillat) .
Un auteur de chroniques où règne l’ellipse.
Parlant de Bruno Schulz dans l’article Malgré tout (Le Quotidien de Paris, 05/04/1989), Frédéric Berthet écrit : ❝Toute mort est stupide, mais certaines plus que d’autres❞. Cela lui va comme une épitaphe. Comment ne pas penser à Alicia Gallienne et Hervé Guibert, dont les talents fauchés trop tôt nous invitent à les lire et relire sans fin pour que leur mort ne soit ni un exil sans retour ni un point final ?
L’Impassible est un épatant recueil pour poursuivre ou aller à la découverte de cet écrivain qui plaçait l’amitié, la littérature et a fortiori les amitiés littéraires au-dessus de tout. L’autre avantage, et non des moindres, de ce bel ouvrage est de nous livrer une liste riche de lectures futures.
Je remercie Babelio et les Éditions La Table Ronde de cet envoi et de leur confiance.
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꧁ Illustration ⩫ Frédéric Berthet, 1976 ꧂
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