· 

Lungomare, Sébastien Berlendis, Actes Sud

 

 

 

 

Lungomare

Sébastien Berlendis

Actes Sud, Coll. Un endroit où aller

80 pages

03.01.2024

14,50 €

L’Italie est un rêve qui revient sans cesse pour le reste de votre vie.

Anna Akhmatova

Avant de gagner les forêts hautes du Val di Vara, fenêtre ouverte, je tourne mon regard vers la Méditerranée. Le vert des aiguilles de pin, le bleu du ciel et de la mer, les scintillements d'argent, voilà les couleurs de mes étés, trois teintes qui suffisent à la perfection du tableau.

 

Lungomare de Sébastien Berlendis vient de paraître aux éditions Actes Sud dans la collection Un endroit où aller créée au mitan des années 1990 par Hubert Nyssen dont le souhait était qu’elle accueillît [des textes] comme un endroit où aller quand vient, avec l’envie de lire, le désir d’un rendez-vous qui restera présent dans la mémoire.

 

Le temps d’un été, Sébastien Berlendis déambule le long de la côte ligure, entre San Remo et Portovenere, entre présent et souvenirs, réalité et fantasme. 

 

Comme chaque fois que je ne parvenais pas à laisser l'été, et la grande joie que je découvrais alors dans les rues de la ville contribuait à le relancer dans l'instant. Trois palmiers protègent toujours les balcons de l'hôtel Miramare, les lettres jaune citron de son nom impriment le blanc des façades, rien de clinquant mais une désuétude bienvenue. Les bains de l'hôtel en face de celui-ci, il n'y a qu'à traverser le boulevard, poser sa serviette sur les transats de couleur crème, déplier le parasol rouge, regarder le spectacle de la plage, cet art italien de la passeggiata qui se déploie jusque dans la mer, attendre enfin que passe Annabella.

 

Il est le « Je » de ce bref roman d’à peine 80 pages qui, dans son style, n’est pas sans rappeler les carnets que glissent dans leur poche les voyageurs désireux de garder une trace de ce qu’ils ont vu et éprouvé, s’affranchissant de toute recherche stylistique, pour rendre sensibles la beauté inépuisable des lieux et la fascination des êtres qui les fréquentent.

 

Il est impardonnable de voyager – et même de vivre – sans prendre de notes. Sans cela, le sentiment mortel de l’écoulement uniforme des jours est impossible à supporter.

Franz Kafka

 

La via Aurelia est bordée de paysages somptueux alternant plages alanguies, pins maritimes et collines où émergent d’un fouillis de végétation sauvage des villas de style Liberty. Le narrateur et la sensuelle Annabella venue de Gênes parcourent les pièces en clair-obscur de ces demeures à la beauté flétrie et à l’abandon, chargées d’absence et de mélancolie, telles que les peint Matteo Massagrande. On se prend à penser avec Jules Renard : ❝J'ai bâti de si beaux châteaux que les ruines m'en suffiraient.❞ Si je me suis souvenue instinctivement des tableaux de cet artiste padouan, c’est parce qu’ils évoquent la lumière d’Italie, l’esprit d’un lieu et d’un temps presque immobiles, funambules entre passé et présent, entre deux nostalgies, figés dans une intemporalité silencieuse et ouatée. Une poétique de la ruine est aussi, je crois, au cœur de Lungomare, in fine moins roman que  peinture ou photographie.

 

[...] les façades des hôtels de passage de la via Aurelia offrent par dizaines leurs volets clos et disloqués. [...] nous repérons les volets clos, les portails branlants, nous entrons quand nous le pouvons pour ranimer des murs endormis le temps d'une déambulation et de quelques images. Émue, Annabella affirme avec emphase que ces bâtisses ne tiennent que dans l'espoir de notre visite, elle ajoute que ces lieux n'ont pas la capacité de se souvenir.

 

Le moment présent dans la station balnéaire de Roccabianca à une quarantaine de kilomètres à l’est de San Remo – je l’ai cherchée, je ne l’ai pas trouvée – avec sa petite foule de personnages secondaires bien croqués, se trouve augmenté des fragments du passé qui viennent brouiller la linéarité du récit pour l’enrichir des Kodachrome jaunis des parents du narrateur dans les années d’avant sa naissance, des souvenirs surgis du clair-obscur de la mémoire ressuscitant des morceaux épars d’enfance dans la maison de campagne elle aussi pas habitable.

 

À quelles images demeurons-nous fidèles, à quelle mémoire.

 

C’est un roman singulier qui dit la simplicité de la vie durant un été ligure. S’y agrègent l’instant présent et en surimpression, le passé. Sébastien Berlendis écrit une Italie solaire et charnelle dont l’apparente plénitude cache pourtant une mélancolie un peu inquiète. Mohamed Mbougar Sarr a raisonRien de beau ne s’écrit sans mélancolie. (La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey, 2021 & Le Livre de poche, 2023)

Déjouant l’écueil des banalités stériles, ce roman exquis est un condensé de petits bonheurs – la suavité du jasmin et du mélilot après l’ondée, l’amertume du Campari à la terrasse du café Nelson. On tourne les pages d’un album d’instantanés aux couleurs bigarrées – les parasols rouges et les transats crème ; le sable blond et la mer turquoise ; le noir des falaises à l’approche de la grotte de Lord Byron ; le hâle doré des corps offerts à la morsure du soleil ; le rubis clair d’un pendentif gouttant sur la transparence d’une mousseline.

 

Le rivage, le large, le cap, la crique, les pins, autant de mots qui disent sans le trahir le sentiment d’été.

 

J’ai pris un immense plaisir à déambuler sur le lungomare, à accueillir ce sentiment d’été tout en saisissant à la volée un regard qui s’attarde ; un geste aventureux ; le miroitement frais de la mer ; l’odeur enivrante des pins et le craquement de leurs aiguilles que l’on foule ; le temps qui passe, lent. C’est l’été qui bientôt ne sera plus et dont il faut jouir en rassemblant toutes ses forces pour être heureux.

 

Et cette question qui revient alors : quand le bonheur a-t-il changé d'axe ?

 

Cette promenade estivale le long de la côte ligure m’a ramenée à un autre été, en 1959, quand Pasolini répondant à la commande du magazine Successo emprunta La longue route de sable au volant de sa Fiat Millecento, et révéla la beauté fragile de ce pays où le cœur bat plus fort – le mien du moins.

 

Un voyage sensuel qui nous a amenés loin, si loin que l’on y reste encore un peu, mélancoliques d’avoir tourné la dernière page de ce roman baigné de la toujours somptueuse lumière italienne. Une lecture qui habite le lecteur longtemps après que le livre a été refermé, et, comme le souhaitait Hubert Nyssen, un rendez-vous qui restera présent dans la mémoire.

Je remercie Babelio et les Éditions Actes Sud pour cet envoi et leur confiance.


꧁ Illustration ⩫ Matteo Massagrande, Cicale, 2018 ꧂


Écrire commentaire

Commentaires: 2
  • #1

    BERLENDIS (jeudi, 08 février 2024 10:16)

    Oh merci pour ce retour de lecture si précis et sensible, et je suis heureux que le livre vous ait touchée à ce point

  • #2

    Christine (jeudi, 08 février 2024 11:33)

    Merci à vous d'être passé par ici laisser un message, et pour ce roman/tableau d’été venu réchauffer mon hiver. La route qui mène à l’Italie est toujours une route de désir, que vous écrivez divinement.