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Lulu, Léna Paul-Le Garrec, Buchet-Chastel

 

 

 

Lulu

Léna Paul-Le Garrec

Buchet-Chastel

176 pages

18/08/2022

16,50 €

Premier roman

Suspends-toi au vent sans territoires

Chavire dans toutes les mers

Renais sur toutes les plages.❞

Andrée Chedid, Alterner (extrait)

Il est des romans aux allures de conte, dont les premières phrases installent une atmosphère, disent un lieu et les gens qui les habitent ; des romans qui invitent leurs lecteurs à ❝croire, creuser, rêver❞ un espace et un temps merveilleux, des romans dont la richesse du propos, pas forcément visible à l’œil nu, va se loger jusque dans l’interligne :

 

Sur les rives de la lointaine Atlantique, quelque part très à l'ouest, flottent à l'entrée de mon cabinet de curiosités trois verbes en lettres capitales : croire, creuser, rêver.

Il se raconte que, un jour de folie moderne, la sérendipité s'est invitée dans mes expériences interdites, menées la nuit en laboratoire, sur la pérennité et l'équilibre biologique de la chaîne alimentaire dans la biocénose des écosystèmes marins (oui, ça impressionne toujours un peu au début, mais n'ayez pas peur). Cette découverte serait fortuite, ce qui ne manque pas d'irriter la communauté des chercheurs aguerris.

Une espèce animale inédite révolutionne actuellement le monde scientifique.

 

Lulu, premier roman de Léna Paul-Le Garrec, est de ceux-là qui nous prennent par la main et nous persuadent assez vite que l’on aurait tort de se hâter vers le point final. Le roman s’ouvre au moment où Lucien s’apprête à recevoir un prix pour l’invention du Piscis detritivore, un poisson extraordinaire se nourrissant exclusivement de déchets et susceptible donc de nettoyer nos océans.

 

Le roman est une vaste analepse, l’occasion pour Lucien de convoquer la mémoire infantile, de remonter le temps jusqu’à la source de sa passion pour la mer et raconter Lulu, jeune garçon pas vraiment comme les autres, frêle, pas très beau, pas très grand, qui doit composer avec ses nombreux tocs ;

 

J’ai d’autres rituels. Faire les choses dans l’ordre, dans le même ordre. Toujours. Tout le temps, tous les ans. […] 

Mes journées sont composées de rites superstitieux. À table, boire une gorgée d’eau entre deux bouchées, dans la salle de bains, se laver les oreilles juste après les dents, sur le chemin du jardin, sauter par-dessus les pierres de droite, en classe, tailler le crayon noir en premier.

 

avec sa solitude ; avec sa mère qui le protège de tout, même de son amour et coud dans la doublure de ses vêtements un talisman comme le faisait Julia Warhola pour son fils Andy ; avec son père absent depuis toujours ; avec les camarades de classe volontiers moqueurs et la maîtresse bienveillante mais à la peine avec cet enfant mutique.

 

L’un des atouts — et ils sont nombreux — de ce roman est que Léna Paul-Le Garrec réussit parfaitement à incarner le Je d’un jeune garçon un peu à part, en décalage avec son temps et qui ne sait quelle place est la sienne, quel pourrait être son amer. L’illustration surannée en couverture, création de Kathy Lemay, est à cet égard tout à fait dans le ton. Dans sa façon d’être ou de s’exprimer, Lulu n’est pas mièvre ; il est juste. Ce n’est pas du tout une caricature de gamin comme on en lit parfois, soit benoîtement niais, soit trop érudit pour son âge, l’auteur ne sachant comment ajuster le curseur. Sa maturité, parce que oui, c'est un fait, Lulu est étrangement mature, vient de sa différence 

 

en classe je suis physiquement seul, je dis physiquement parce que je me sens comme un poisson dans l'océan, dans mon élément, je ne suis pas seul car je suis accompagné par la connaissance, je joue avec elle.

 

qui le fait s’interroger sur sa jeune existence qui charrie déjà son lot de lacunes liées en partie aux secrets maternels.

 

Pour Lulu, dont le premier mot prononcé fut mer et non mère, la plage est le jardin de l’enfance, autant refuge que terrain de découvertes extraordinaires que lieu d’aventures quotidiennes, une respiration qui l’aide à mieux comprendre le monde alentour et donne le champ libre à son imagination.

 

[…] je décide de rapporter un petit coquillage, en souvenir de ce doux moment de rêverie. […] 

Minuscule, anodin, cet acte va en entraîner tant d’autres […] Si nous savions, si nous avions le pouvoir de savoir qu’un geste dérisoire répercuterait son écho sur l’ensemble de notre sablier, le ferions-nous ? On se focalise sur les grandes décisions. Finalement, ce sont les petites, irréfléchies, qui bouleversent nos vies.

 

À partir de ce moment-là, Lulu consigne scrupuleusement dans un carnet ses observations sur les nuances changeantes — bleu charron ou sarcelle, vert céladon — de la mer et du ciel, sur la météo, sur la direction des vents. Il inspecte la laisse de mer, y prélève couteaux, bivalves, plumes, etc. autant de débris naturels qu’il identifie et inventorie avec une rigueur toute scientifique et, ce que j'appellerais, une habitude de l’émerveillement et une inépuisable curiosité. Au fil des jours et de ses excursions, les listes noircissent les pages du carnet et, les vagues ne déposant pas que des trésors sur le sable, les déchets de l’activité humaine surpassent bientôt les débris naturels qui auront complètement disparu de la plage et des inventaires dès la page 58, éveillant la conscience écologique aiguë de l’enfant pour qui écrire dans le carnet revient à lire le monde.

 

J’en ai la nausée. Et la honte. Cette montagne de produits que nous utilisons, nous, souvent quelques heures, parfois quelques minutes et qui la polluent, elle, la nature, toute une vie. Dans la mer, plus grand qu’un grand pays, flottent nos immondices. Et les poissons, les oiseaux, et les animaux des mers se nourrissent de notre paresse, de notre vanité.

 

Cette passion amène le petit solitaire à faire des rencontres : Félicie, croisée alors qu’elle arpente la plage munie de son détecteur de métaux, lui donne quelques conseils — creuser pour ne pas s’arrêter à la surface des choses — dont on savoure le double sens, 

 

Et puis soudain, voilà qu’un jour…

 

La réponse vient de la contemplation. C’est l’océan qui exauce mon désir, qui m’envoie un trésor béni. Flottant là, à l’orée des vagues qui se déploient lentement, caressant le sable. Une bouteille.

 

Et cette bouteille à la mer et le message qu’elle contient, premiers d’une immense collection en devenir, vont tout changer, à commencer par la rencontre épistolaire avec Ferry qui habite par-delà l’océan et collectionne lui aussi les bouteilles à la mer et a créé une bibliothèque de bouteilles dont Lulu deviendra le gardien et qu’il augmentera de ses trouvailles.

 

Toute passion, certes, confine au chaos, la passion du collectionneur, en ce qui la regarde, confine au chaos des souvenirs.

Walter Benjamin

 

L’accumulation serait-elle un moyen inconscient de remplir l’espace laissé béant par un père qu’il n’a pas connu ?

 

Je me suis construit sur un vide, mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement nos mémoires, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.

 

De remplir les silences d’une mère maladroite certes, mais qui, toute maniaque qu’elle est, a toujours été là pour le soutenir, a accepté que la chambre se transforme en un cabinet de curiosités envahi d’objets disparates ; une mère qui apportera les réponses tant attendues dans le dénouement ?

 

Lulu est un conte sur la quête d’identité et la différence ; sur l’enfance condamnée soit à attendre les réponses qu’on lui refuse, soit à les aller chercher hors de la sphère familiale ; sur la nature dont on a tout à apprendre et que l’on abime pourtant ; sur l’incertitude piquée d’espoir que nos bouteilles à la mer soient un jour retrouvées ; sur l’habilité à s’émerveiller qui, quel que soit notre âge, ne devrait jamais nous quitter.

 

On aime ce qui nous a émerveillé, et on protège ce que l'on aime.

Jacques-Yves Cousteau

 

À travers le regard d’un enfant qui s’ouvre à la beauté fragile du monde au moment où il trouve un possible ancrage, son amer à lui, ce premier roman aborde en peu de pages de nombreux sujets graves, portés par l’écriture déliée et pleine d’allant de Léna Paul-Le Garrec. Tout comme Antoine Desjardins avec Indice des feux avant elle, Léna Paul-Le Garrec a choisi un angle neuf pour éveiller notre conscience écologique en échappant avec bonheur au discours moralisateur. Lulu n’est pas une fable qui appellerait une chute en forme de morale, encore moins un pensum qui me/nous ferait la leçon en bâillant. C’est une autre façon de dire l’urgence, de faire sens, une invitation à réfléchir susceptible de toucher un large lectorat tant nous sommes nombreux à avoir besoin de livres qui renouvellent notre imaginaire pour ❝croire, creuser, rêver.


꧁ Illustration ⩫ ©Vyazzz, Le Bruit de la mer 


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