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Les Billes du Pachinko, Élisa Shua Dusapin, Folio

 

 

 

Les Billes du Pachinko

Élisa Shua Dusapin

 Folio

148 pages

20/08/2020

7, 50 € 

1re édition Éditions Zoé, 2018

2e roman

 

« La langue, c'est notre vraie race, notre vraie patrie. »

Andrée Maillet

« Le coréen m’a échappé à mesure que j’ai appris le français. Au début, mon grand-père me reprenait. Aujourd’hui, il ne dit plus rien. Nous communiquons dans un langage fait de mots simples, anglais ou coréens, de gestes et de mimiques exagérées. Japonais, jamais. »

 

Celle qui parle, c'est Claire. Elle a 30 ans et vit en Suisse. À l'été, elle revient passer quelques semaines à Tokyo auprès de ses grands-parents maternels qui, 50 ans auparavant, ont fui la Corée alors en proie à la guerre civile pour s’établir dans le quartier de Nippori. Ces gens de Choson, ainsi qu’on appelait la Corée d’avant la partition, ne sont jamais revenus chez eux. La petite-fille nourrit le projet de les accompagner pour un voyage de retour que ni sa grand-mère ni son grand-père ne semblent pressés d’entreprendre. 

De même que ses grands-parents, éternels zaïnichis, évoluent à la marge du Japon - sa grand-mère refusant même de sortir du quartier coréen –,

 

« Pour les Coréens du Japon, il n'y a jamais eu de Nord ni de Sud. Nous sommes tous des gens de Choson. Des gens d'un pays qui n'existe plus. »

 

Claire reste en marge de sa famille. Elle se sent étrangère dans ce qui pourtant devrait lui être familier. Cohabiter est aussi malaisé que communiquer, et les heures passées auprès de Mieko, jeune fille d’une dizaine d’années à laquelle elle donne des cours de français pour le moins informels et désinvoltes, offrent à Claire l’espace dont elle a besoin pour ne pas suffoquer dans le logement exigu de ses aïeux qui ne disent rien de leurs espoirs, de leurs regrets, des blessures laissées par l’exil, la canicule estivale n'étant pas la seule raison d'étouffer.

 

Le 2e roman d’Élisa Shua Dusapin était attendu, forcément, après l’immense succès d’Hiver à Sokcho lauréat des prix Robert-Walser, Alpha, et Régine-Deforges. Les Billes du Pachinko vient de sortir en Folio.

 

« Les Coréens du Japon se voyaient refuser l'accès au marché du travail à cause de leur nationalité. Ils ont imaginé un jeu. Un plateau vertical. Des billes. Un levier mécanique. Des billes contre des cigarettes. »

 

Il y a ce titre, Les Billes du Pachinko, qui évoque l’ambivalence d’un jeu à la fois « collectif et solitaire » comme un impossible irréconciliable au cœur de ce récit flottant dont l’atmosphère presque irréelle semble contenue tout entière dans cette phrase : 

 

« Un joueur au loin. La main figée en l'air dans l'attente d'un ballon qui ne vient pas. Il élance son corps au ralenti, donne l'impression qu'il lui faudra des années pour recouvrer sa posture d'origine. Je reste un moment à le regarder, ce joueur solitaire, à imiter son geste, cette infinie lenteur, me demandant s'il joue vraiment, ou si ma perception est altérée, si le temps s'est englué de sorte à empêcher le moindre mouvement. »

 

L’autrice nous invite à partir en immersion à la découverte d’une culture autre que la nôtre, dans ce roman de peu de pages, à l’intrigue faussement simple où les thèmes foisonnent. Les uns sont manifestes tels la solitude, la filiation, l’exil d’un pays et d’une langue, la fragilité de l'identité ; les autres sont souterrains comme la violence retenue, le jeu comme substitut à la conversation, la transfiguration du réel dans un Tokyo caniculaire et anonyme encourageant la fuite dans l’artificialité.

 

C’est un texte profondément dense sous l’épure apparente de phrases parfois parataxiques, mais toujours d’une luxueuse sobriété. Car, en effet, la sobriété est un luxe quand on a fait le choix de raconter à la 1re personne, un choix narratif connu pour amener volontiers à certains épanchements qu’Élisa Shua Dusapin évite avec bonheur, leur préférant l’évocation.

 

Dans ce roman sensible et grave, empreint de lenteur et de fulgurances, gouvernent les gestes suspendus et les paroles tues. Le lecteur pressé décidera qu’il ne s’y passe pas grand-chose car il faut accepter d’aller fouisser sous l’apparence des mots.

 

Les mots, justement, et le langage sont des éléments fondamentaux de la construction de l’identité et de sa préservation. Après des années passées au Japon, les grands-parents de Claire refusent toujours obstinément d’abandonner leur langue natale qu’ils continuent à parler, se souvenant d’une aïeule qui a eu un geste d’une violence définitive : 

 

« — Quand parler coréen est devenu passible de mort, la mère de ta grand-mère a préféré se trancher la langue plutôt que de se soumettre à l'éducation japonaise, tu savais ? »

 

parce que la langue est parfois tout ce qu’il reste pour que l’identité ne se délite pas complètement.

 

Alors quand la communication est à la peine, les jeux sont un moyen d’être ensemble sans avoir à converser. Henriette, la maman de la jeune Mieko, ne propose-t-elle pas 

 

« — Je pensais… Pour commencer, vous pourriez aller jouer ? »

 

alors même qu’elle a embauché Claire pour donner des cours de français à sa fille qu'elle souhaite envoyer étudier en Suisse.

On joue parce qu’il serait vain de vouloir trouer l’épaisseur du silence dont on aimerait bien - est-ce absurde ? - qu'il parvienne à mettre des mots. On joue au Monopoly dont les rues ont été rebaptisées pour l’édition suisse, avec des figurines Playmobil, déconcertantes kokeshi que la grand-mère décapite après les avoir cajolées, au Tetris sur un téléphone pour éviter ses grands-parents. On fuit la réalité dans des parcs d’attractions où, privé d'identité à l’abri d’un déguisement, on peut se perdre à défaut de s'amuser.

 

Subrepticement alors que le roman avance, se crée une errance, un déplacement vers l’étrangeté pour dire l’inconfort qu’il y a à n’habiter aucune langue. La femme-sandwich, ânonnant toujours la même phrase, coincée entre deux panneaux publicitaires, ne caricature-t-elle pas les Zaïnichi pris entre le Japon où ils sont venus trouver refuge et leur pays auquel ils restent fidèles ? On comprend alors pourquoi les grands-parents ne feront pas le voyage en Corée prévu en septembre. Au tout dernier moment, après des heures à bord du Shinkansen à voir défiler des « plaines monotones, maisons çà et là, carrés légers, brisures de bois, comme des pions qu'un joueur [le jeu, encore ] éjecterait en soufflant trop fort sur le plateau. Les forêts se penchent. On ne sent plus le vent depuis le train. […] plus nous progressons, plus le ciel se fait gris », alors qu'il lui faut embarquer pour la traversée, la grand-mère aura ces mots :

 

« — Je veux rentrer, dit-elle.

—  On y va.

—  Ce n’est pas la direction.

—  Mais si, je répète. On y va. On va en Corée.

Elle regarde autour d’elle encore.

—  Je veux rentrer. »

 

Rentrer… Ne dit-on pas que ce sont les derniers pas qui donnent sa forme à l’itinéraire ? Qu'iraient-ils faire en Corée ? La langue est devenue leur unique territoire et ce retour au pays natal n'est dès lors guère indispensable. Claire fera ce voyage seule, à la rencontre d'un pays qu'elle ne connaît pas et d'une langue qu'elle a oubliée.

 

« On devrait mourir comme la mue des animaux. Plus on vieillirait, plus la peau s'éclaircirait. A la fin, on verrait tout l'intérieur de nous, les veines, les os, les sentiments, tout. En même temps, la peau ferait un miroir. Et les gens se refléteraient en nous avant qu'on finisse par devenir complètement transparent. À ce moment-là, on irait chez son enfant pour lui donner son dernier souffle. »

 

C’est à elle qu'opportunément ses grands-parents ont choisi de donner leur dernier souffle en la laissant prendre seule le bateau en partance pour la Corée, n’entendant plus que l’écho « des langues qui se confondent ».

 

Dans ce roman subtil et poétique où abondent les non-dits, où les jeux de miroir reflètent des correspondances inattendues, le lecteur est invité à pressentir ce qui est toujours suggéré, jamais énoncé. Élisa Shua Dusapin a l’élégance de laisser chacun choisir le sens à donner à cette histoire, entre solitude, quête des origines, attachement à un pays et à sa langue, confusion de l'identité confrontée à la multiplicité des langues... et tant d'autres que je vous laisse découvrir. Ce roman est à lire, qui vient confirmer le talent d'une jeune autrice.

 

Roman lu dans le cadre de la Masse Critique Littératures de Babelio en partenariat avec les éditions Gallimard et Folio, que je remercie.


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