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Francis Rissin, Martin Mongin, Éditions Tusitala

 

 

 

Francis Rissin

Martin Mongin

Éditions Tusitala

616 pages

21/08/2019

22 €

Premier roman

“ What I make of it, my dear brother, is that it is a wonderful story,

and you are a wonderful storyteller, as we all know.

Arthur & George, Julian Barnes

 

« Il y a les livres qui existent et les livres qui n’existent pas ; mais entre les deux, il y a encore la place pour certains livres d’un genre intermédiaire, qu’on serait bien en peine de classer dans l’une ou l’autre de ces deux catégories. Des livres qui existent à peine, des livres qui flottent dans les limbes de la thermosphère littéraire et qui se soustraient sans cesse à nos efforts pour les saisir. Des livres ontologiquement indécidables et qui subsistent pourtant à leur façon, comme une promesse, comme un rêve, comme un espoir. »

 

Vous allez voir, ça commence un peu comme une chronique littéraire, mais avant, je me dois de vous prévenir

 

« […] ça risque de durer encore un peu. Ensuite, je vous laisserai juger si ça répond ou non à vos questions – j’imagine que ça vous occupera un bon moment encore. »

 

Tout a déjà été écrit sur ce roman, qu’il est déroutant, ébouriffant, d’une ambition folle, audacieux, incroyable, labyrinthique, virtuose, jubilatoire, hypnotique, etc. (je cite de mémoire). Et tout cela est vrai, strictement vrai, tellement vrai que je m’autorise à penser que, même après une 2e lecture (eh oui !), je vais peiner à innover, à trouver d’autres mots, des mots qui ne soient pas épuisés, usés, polis à force d’avoir été écrits, à force d’avoir été lus. 

 

Comment rendre compte de et justice à ce 1er roman de Martin Mongin, publié par les jeunes éditions Tusitala (6 ans) spécialisées dans les traductions et qui ont fait un pas de côté (merci !) avec cet ouvrage reçu par la Poste ? 

 

Francis Rissin, c’est un pavé – pas seulement à cause de ses 616 pages - dans la rentrée littéraire de septembre ; un pavé qui a le bon goût de venir rider la surface de la belle endormie qu'est, parfois, la production littéraire française. 

 

Ses onze chapitres d’une cinquantaine de pages chacun prennent diverses formes - ici un pastiche de cours universitaire, là un compte-rendu d’enquête, ici un journal intime, là une biographie, ici un catalogue d'exposition, là une confession, ici encore un témoignage - nous baladent dans la France profonde, celle des villages et de leur clocher, et se jouent de plusieurs genres passant du polar à l’épopée via la dystopie, ne dédaignant pas de lorgner aussi du côté du roman fantastique, d'initiation, politique…

 

Le roman (?) s’articule autour d’un pivot, le chapitre 6, qui dévoile le journal intime de Fr. Rissin. La force centripète à l’œuvre dans les 5 premiers chapitres nous a enfin amenés au plus près du bonhomme qui semble avoir pris chair. Mais… Fr. est-il vraiment Francis ? Ce journal est-il une preuve suffisante et tangible de son existence ? 

 

« Chapitre 6 Journal de Fr. Rissin

Entrée du vendredi 27 avril

Moi, je n’ai jamais été qu’une idée abstraite, une force invisible, un principe directeur, une puissance secrète, mais qui les faisait avancer, qui les faisait regarder plus loin. Je les ai aidés à ma manière. »

 

À l’inverse, la force centrifuge des 5 derniers chapitres nous éloignent de lui, le dissolvent, le renvoient dans des limbes brumeuses et on vient à douter qu’il n'en soit jamais sorti. C’est que F. R. (oui, ces initiales ne sont pas anodines) échappe au lecteur tout autant qu’à son créateur.

 

Une chose est sûre, cette chasse à l’homme providentiel, singulier et multiple, 

 

« Quand je dis « Francis Rissin », je peux faire allusion à quelqu’un de particulier, mais je peux également faire allusion à quelqu’un d’autre, éloigné spatialement de celui-là. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Il n’y a pas qu’un seul Francis Rissin. Il y en a au moins deux, même si je crois qu’il y en a beaucoup plus que ça en vérité, qu’il y en a des dizaines, des centaines – même si je crois que Francis Rissin est une foule innombrable. »

 

 

dans un pays morose, au bord du découragement,

 

« La France naviguait à tâtons dans le noir, elle naviguait dans les ténèbres, les yeux aveugles, errant à la surface de l'abîme. Et puis le bon Dieu avait eu la bonne idée d'allumer la lumière. »

 

est avant tout prétexte à une réflexion sur la frontière ténue, perméable entre fiction et réel qui interroge également les modes de production de la fiction et ses effets sur le lecteur, grâce à l’intériorisation de commentaires sur l’écriture du texte littéraire lui-même et sur sa lecture.

 

La création littéraire offre d’infinies possibilités et l’espiègle Martin Mongin semble avoir décidé d’en explorer tous les recoins de façon ludique. Ce roman est un espace mouvant, sans cesse redessiné, dont la vue d'ensemble, du point de vue du grand architecte, peut encore échapper :

 

« Plus haut, quelque part en lieu sûr, quelqu'un s'était chargé d'élaborer un plan, d'articuler les fins et les moyens. Plus haut, quelqu'un possédait la logique d'ensemble. »

 

On sera sages d’emprunter avec circonspection les pistes balisées pour sortir de ce labyrinthe sans fin qui nous empêche d'accéder à la vérité, si tant est qu'elle soit envisageable. L’auteur n’a pas son pareil pour induire une attitude de vigilance critique chez le lecteur car Francis Rissin est un roman qui affiche, revendique même, son caractère énigmatique tout en nous refusant les moyens de le décrypter. Habile, d’autant que la mise en récit constitue une sorte de piège.

 

“ What we need is not great works but playful ones... A story is a game someone has played so you can play it too. - Ronald Sukenick, The Death of the Novel

 

Et donc, avec Nicolas Sirac, le lecteur peut légitimement se demander

 

« […] si Francis Rissin n’était pas en train de l’entraîner dans quelque chose qui le dépassait, quelque chose qui était beaucoup trop grand pour lui – si ce n’était pas Francis Rissin qui le traquait, depuis le départ. »

 

Francis Rissin est une vaste entreprise métafictionnelle, parfaitement maîtrisée, mettant en scène d’anciennes règles romanesques pour mieux les subvertir et produire de nouveaux (en)jeux déstabilisants. La dimension ludique du processus permet la mise en place d'une forme de questionnement qui vise à ébranler le lecteur, la France n’étant pas la seule à « naviguer à tâtons dans le noir », croyez-moi !

 

L’élément qui m’a paru clair (il y en a au moins un... enfin, j'espère !) est ce tacite contrat de lecture par lequel l'auteur et le lecteur s'adonnent au jeu littéraire.

 

« Il n’a évidemment plus jamais été question d’écrire un livre. Nous nous sommes seulement demandé ce que nous allions faire de ce nom que nous avions extirpé du néant, que nous avions fait descendre sur la Terre, et qui nous restait maintenant sur les bras – nous nous sommes demandé ce que nous allions faire de Francis Rissin. »

 

Que vais-je faire de Francis Rissin ? 

Je me le demande. 

C’est incontestablement un roman adroit mais bavard, ambitieux mais par trop démonstratif, bien construit mais par trop digressif, bref ! un roman qui a les qualités de ses défauts. Un roman qui fait immanquablement penser au texte exigeant des 700 pages (tiens !?) de House of Leaves, 1er roman (tiens !?) de Mark Z. Danielewski, superbement traduit par Christophe Claro (La maison des feuilles, Denoël) il y a… vingt ans.

 

Parce qu’il serait dangereux de conclure (et je ne m'y risquerai pas !), je résiste comme le biographe ou l’historien qui 

 

« […] ne doivent pas céder à la tentation de devenir sinon des devins ou des voyants, du moins des visionnaires. S’ils connaissent le fin mot de l’histoire, s’ils connaissent le lieu et l’heure du crime, ainsi que le nom de l’assassin, ils doivent faire comme s’ils l’ignoraient, ils doivent se couler dans le présent de leur objet d’étude, c’est-à-dire faire comme si le temps qui les séparait de lui ne s’était pas encore écoulé. Mais c’est une exigence à laquelle il est bien difficile de se tenir. Parce qu’une fois qu’on a parcouru la dernière page du livre, comment se la sortir de la mémoire, et comment lire une seconde fois le roman en faisant abstraction de sa chute ? Quand on connaît le fin mot de l’histoire, on a l’impression de le voir écrit partout en lettres capitales, dès les premières pages du premier chapitre. »

 

Ou, comme l’écrivait Julian Barnes toujours dans Arthur & George

 

How can you make sense of the beginning unless you know the ending? It’s entirely logical when you reflect on it.”

 

Hilarant et saturé de références, en plus d’être la radiographie politique d’une certaine France, Francis Rissin est un roman où le fictif et l’historique sont confondus d’une manière qui franchit l’illusion du réel et où le lecteur doit accepter de se donner sans réserve, ne pas chercher à tout comprendre dans l’instant (voire même plus tard !), et bien au contraire, se réjouir qu’il reste des zones d’ombre dans ce récit car 

 

« Le monde n’est pas un roman expérimental. Le monde n’est pas la somme de ce que vous avez laissé sur les réseaux sociaux pendant les dernières vingt-quatre heures. La vie de Francis Rissin est un livre qui n’a jamais été écrit, un livre qui n’existe pas, une épopée qui n’a jamais eu lieu. C’est à peine si nous l’avons jouée dans nos têtes. C’est un nom de treize lettres, de quatre syllabes, c’est tout. Derrière, il n’y a rien. »

 

Même si

 

« Il faut laisser les créatures imaginaires vivre leur vie de leur côté, sinon elles mêlent leurs pensées aux vôtres, elles prennent progressivement le contrôle de votre esprit. Le nom de Francis Rissin m'a poursuivi tout au long de mon existence »

 

vous êtes prêts à tenter l'expérience ? à courir le risque ?


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