· 

Haute-Folie, Antoine Wauters, Gallimard

 

 

 

 

 

Haute-Folie

Antoine Wauters

Éditions Gallimard, Coll. La Blanche

176 pages

21/08/2025

19 €

[…] celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ?

[…]

nous ne sommes pas des corps isolés

ni des consciences séparées

la matière porte une mémoire, une intelligence plus vastes qui nous relient

nous sommes un flux continu d’apparitions et de disparitions traversé de mille désastres

Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier, 2020 & Points, 2022)

 

Je crois que certains êtres ne nous quittent pas, même quand ils meurent. Ils disparaissent, or ils sont là. Ils n'existent plus, or ils rôdent, parlant à travers nous, riant, rêvant nos rêves. De même, quand on pense les avoir oubliés, certains lieux ne nous quittent pas. Ils nous habitent, nous hantent, au point que je ne suis pas loin de croire que ce sont eux qui écrivent nos vies. La Haut-Folie est un de ces lieux. Toute notre histoire tient dans son nom.

 

Une histoire.

Une histoire d’origines ; un passé ; une mémoire tissée de secrets et de silences que l’écriture d’Antoine Wauters amplifie grâce à des ellipses nombreuses ; la transmission de traumatismes sur plusieurs générations.

 

Et un nom.

Haute-Folie, toponyme métaphorique bien sûr avec ses multiples épaisseurs de sens ; un territoire archaïque, mais aussi et avant tout littéraire. Haute-Folie, la ferme de Gaspard et Blanche que les énergies redoutables de l’orage ont réduite en cendres au moment même où vient au monde leur premier enfant, Josef. Haute-Folie n’est pas précisément située, parce que ce n’est pas tant de savoir où elle est que ce qu’elle est qui importe. Haute-Folie, avant d’être une blessure, un malheur, était un Éden d’où Gaspard, Blanche et leur nouveau-né ont été chassés.

Quelle faute a été commise pour mériter que s’abatte la colère du ciel ?

Quelle dette doit être acquittée ?

 

Une époque aussi, bien que l’on sente la réticence de l’auteur à communiquer des informations précises puisque son roman traverse les âges. Tout au plus relève-t-on quelques indices qui, à mon avis, situent le récit dans la première moitié du XXe siècle (la guerre ; l’arrivée de la fée électricité dans les campagnes ; la lueur des premières télévisions dans le soir, etc.)

 

Trois générations de personnages dont nous suivons les trajectoires qui souvent donnent l’impression de se confondre : 

Gaspard, celui qui a tout perdu, celui qui est parti sur les routes pour offrir ses bras et ainsi gagner l’argent nécessaire à la reconstruction de Haute-Folie ; celui qui, floué par ce margoulin de Jünger et prématurément vieilli, se mure à son retour dans le silence, avant de...

Josef, ce garçon du malheur confié tout jeune à son oncle Léo et son épouse Anna, part lui aussi pour chercher des réponses au silence que lui opposent ceux qui l’ont recueilli, peut-être pour ne pas l’attacher à un lieu par un souvenir traumatisant afin qu’il puisse vivre, espérer, prospérer. Il patrouille ce coin de pays, s’aventure plus loin, offre ses bras comme son père avant lui, devient instituteur, tailleur de pierres. Josef est à la recherche d’une manière d’habiter un monde hanté par l’absence de ses parents. Ermite proche de la nature et des animaux, reclus dans une grotte, Josef a noirci quelque cent-vingt carnets au fil des ans et ce sont eux que son fils, Gaspard deuxième du nom, a trouvés et dont nous lisons les passages en italiques et à la première personne. Gaspard, parti lui aussi sur les traces paternelles, en rouvrant les carnets en libère la mémoire familiale.

 

❝Poursuit-on par nos propres silences des silences entamés plus tôt ?❞, interrogeait déjà Antoine Wauters dans Le plus court chemin (Verdier, 2023 & Folio, 2025)

 

Tous ces hommes portent de semblables blessures, comme si les malédictions passées étaient condamnées à se rejouer. Tous ces hommes se mettent en mouvement pour éviter de se retrouver prisonniers de la gangue des non-dits. Ils fuient autant par instinct de survie que pour trouver un lieu susceptible de leur offrir un répit et peut-être des réponses — pour Josef ce sera une grotte où il vivra en ascète, délesté du fardeau d’une famille dont les malheurs accumulés ont éprouvé ce saint laïc, ce nouveau Job dont les carnets tentent de décrypter l’abîme parce que quels que soient les efforts consentis, certains lieux ne nous quittent pas.

 

Haute-Folie est un roman sur ce que les générations précédentes transmettent aux suivantes et sur ce que ces dernières portent ancré dans la matière de leur corps même, tel cet ulcère ; un roman sur les schémas qui se reproduisent inlassablement, sans que rien de ce que ces hommes entreprennent puisse en modifier le tracé.

 

L’histoire d’une famille est l’histoire de motifs qui reviennent au fil des âges à l’identique ou presque, mêmes failles, mêmes pertes, mêmes amours, même stupeur. On ne fait que repasser par les mêmes points. Tout a lieu dans des corps différents mais l’histoire se rejoue. C’est la même. Le passé est une chose longue et lente à guérir. On le croit derrière nous alors qu’il est devant, qu’il nous mène et nous guide. C’est un cercle. Une boucle.

 

L’écriture d’Antoine Wauters transforme les silences et les ellipses nombreuses en un recueillement quasi religieux. 

 

Écrire demande folie et foi.

Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux (Verdier, 2021 & Folio, 2023)

 

Les phrases sont courtes ; leur rythme, singulier, invite à une lecture lente. Rassemblées en de nombreux paragraphes de quelques lignes à peine, elles racontent ce milieu rural, ce terroir où la parole est rare et ce qu’il en coûte de se taire. Haute-Folie  raconte une lignée d’hommes hantée par l’échec, la mort et la fatalité en attendant une possible guérison.

 

La folie ? C’est le pays des souffrances qui n’ont nulle part où aller.

 

Haute-Folie est une forme brève comme les affectionne l’auteur pour dire un lieu que l’on quitte et vers lequel on revient, les origines, la famille, les silences dans lesquels/en dépit desquels on s’essaie à grandir. Les extraits des carnets de Josef lus par Gaspard montrent une pensée en train de s’écrire, une pensée qui s’échappe de la forteresse des silences familiaux pour faire le récit des recoins obscurs de l’existence et, peut-être, apporter des réponses. Qu’hérite-t-on à notre insu ? de quels fantômes ?

Comment se libérer d’une histoire qui ne cesse de se répéter ? de deuils non faits ?...

 

Haute-Folie est un livre de mémoire confisquée, de silences et de manques qui hantent les familles sur plusieurs générations. Un livre sur la manière de bâtir sa propre histoire, de se l’approprier à partir d’histoires obstinément tues et d’interroger sa filiation marquée par la fatalité. Puis guérir, après avoir traversé l’effroi et le chagrin.

 

Une guérison qui attend son heure, une lumière qui attend son envol.

 

Et revenir à Haute-Folie.

Ce très beau roman de la rentrée littéraire signe l’arrivée réussie d’Antoine Wauters dans la Blanche de Gallimard après plus de dix ans aux épatantes éditions Verdier qui l’ont fait connaître du grand public.

 


꧁ Illustration ⩫ ©Ysbrand Cosijn ꧂


Écrire commentaire

Commentaires: 0