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Le plus court chemin, Antoine Wauters, Verdier

 

 

 

Le plus court chemin

Antoine Wauters

Éditions Verdier, Coll. jaune

256 pages

24/08/2023

19,50 €

 

 

 

 

Écrire, c'est courir derrière soi sans s'atteindre vraiment.

Thomas Vinau, Tenir tête à l’orage

 

J’écris ce livre sans réfléchir, comme quelqu'un qui ferait un puzzle sans savoir combien de pièces il compte, ni ce qu'il doit former. Je n'ai pas de modèle. Pas d'image pré-imprimée où poser mes pièces. Je me promène dans le passé comme un marcheur solitaire. Je note ce qui revient, et que ce qui revient, c'est un mélange de mémoire et d'oubli, de sorte que s'il finit un jour par former quelque chose, mon puzzle ne représentera peut-être presque rien, ou seulement la figure de l'absence. Mémé, venant m'embrasser la nuit. Papou, en haut de l'arbre où nous avons cueilli des cerises ensemble pour la toute dernière fois.

 

Le plus court chemin d’Antoine Wauters vient de paraître aux éditions Verdier et bien que la quatrième de couverture promette un roman, l’auteur belge puise dans la matière autobiographique pour livrer dans un délicieux désordre les fragments épars de sa mémoire. Les textes brefs — une page, un paragraphe, une unique phrase parfois — égrènent les souvenirs comme lieux d’une existence possible.

 

Où sont passés les souvenirs de la Petite Maison, l’enfant qui y jouait, le nez dans le souffle des voitures remontant la grand-route depuis Comblain-au-Pont ? Il m’arrive de penser qu’il n’y a pas de sens à vivre si tout s’oublie si vite.

 

Le plus court chemin est celui qui enjambe non seulement les années, mais aussi le fossé entre fiction et autobiographie pour ouvrir les tiroirs de la mémoire et libérer le monde de l’enfance qui s’y tenait serré, trop à l’étroit soudain. Jaillissent alors des souvenirs, des arrêts sur images sépia, des sensations attachées à quelques lieux de la campagne wallonne autour de Fraiture, entre l’Ourthe et l’Amblève, région de paysages aussi immenses que les ciels qui repoussent sans cesse l’horizon, à l’écart de tout, même de la vie dit-on qui bat dans les lointaines Bruxelles ou Liège. Antoine Wauters est revenu habiter non loin des terres de sa famille, preuve s’il en est qu’il ne s’inscrit ni dans la fuite ni en rupture.

 

Je suis celui qui reconnaît le périmètre qu’il habite ; je sais d’où je viens et où je reviens, parfois.

 

Cette écriture à partir de soi pour aller à soi, du moi vers le je et retour, est traversée de deux thèmes intimement liés : la lutte mélancolique et inquiète contre l’oubli et l’effacement de ce qui est devenu invisible mais subsiste encore, et une réflexion singulière, toute personnelle et profonde sur l’acte d’écrire.

 

En écrivant ces lignes, je ne fais que poursuivre cette création-là, comme un funambule sur le fil de ces voix emmêlées remontant du passé, à moitié effacées et pourtant toujours là. L'écriture est ce fil posé sur l'oubli. Et le risque, je crois, est peut-être moins de chuter dans l'oubli que dans la mémoire. De ne plus en revenir. Ce serait alors une autre forme d'oubli. Échouer dans le souvenir par refus d'oublier. Descendre dans l'écriture sans pouvoir en remonter. Être piégé.

 

Le regard, rétrospectif et nostalgique, se porte principalement sur les années 1980-2000 — avant les ordinateurs, avant le règne du porno et des jeux vidéo immersifs, avant que tout se mette à trembler et à aller très vite. Avant que les gens tombent amoureux d'eux-mêmes, abîmés dans leurs téléphones — plus sporadiquement sur les années 2000 à nos jours ; sur ceux qui les peuplaient alors — le père banquier et souvent absent, la mère enseignante, Charles le frère jumeau et plus tard Lorraine la petite sœur, Pépé et Mémé, Papou et Nénène, Oncle Priit et Tante Annaatje, Jacques Martin le fermier et l’institutrice si peu amène que les enfants l’avaient surnommée Cheval —, tous confrontés à

 

Une masse colossale d’ennui. De temps qui ne passe pas. De vie réduite à sa plus basse intensité […] Je ne sais pas s’ils ont été heureux.

 

Le regard se meut lentement prenant le temps de s’attarder sur les petits riens, réminiscences du temps jadis qui se risquent hors des tiroirs de la mémoire pour

 

Fixer l’éternité contenue dans le regard d’une vache, son innocence blessée. Entendre le tracteur John Deere qui s’enfonce dans le bois du Fays. Parler avec la voix d’un enfant qui ne reviendra plus, la parole perdue. Fixer les cornes en croissant de lune des bêtes que Karine, l’épouse de Jacques, rentre aux étables, leurs mamelles déformées par les centaines de milliers d’heures de traite, leur rumination triste, lente, cette façon de mâcher constamment le même morceau de temps, exactement comme moi qui écris ces lignes.

 

Fixer pour contrarier la folle course du monde qui estompe un mode de vie où la lenteur avait sa place, avant que tout ce que nous avons aimé nous [soit] enlevé à jamais❞ selon les mots de Pier Paolo Pasolini cité par l’auteur.

 

Un souvenir en appelle un autre, un autre encore, et peu à peu les tesselles de la fragile mosaïque de la mémoire s’ajointent tant bien que mal, dessinant une manière de cartographie qui n’élucide rien parce que tel n'est pas son but. Morceaux d’un autre temps ; madeleines de Proust fleurant bon l’authenticité, la cerise, la fraise, le foin... et le purin ; jours enfuis racontés avec une sincérité inquiète.

 

La nostalgie, c’est un applaudissement du passé. Dans une main, il y a des larmes. Dans l’autre, beaucoup de joie.

 

L’écriture d’Antoine Wauters est née dans ce terreau-là, est fille de ces lieux-là, de ce temps-là, de ces larmes, de cette joie, de ces contradictions-là.

 

J’ai vécu jusqu'à mes dix-huit ans dans un petit village d'Ardenne où mon imagination se trouve encore. Que je le veuille ou non, tout ce que j'écris vient de là : des quelques mètres carrés du hangar à poules de Papou, de l'odeur des fraises qu'il cultivait derrière l'église, face aux collines de Hoyemont, au-dessus de l'Ourthe et de l'Amblève, des silos à foin de la ferme de Jacques Martin, des bêtes sachant d'instinct trouver le bonheur, des machines agricoles défoncées par l'usage, dans le purin.

 

Étroitement liée aux silences des hommes de la famille Poursuit-on par nos propres silences des silences entamés plus tôt ?, l’écriture a germé sur les manques pour les combler Il y avait de la joie en moi et je me sentais peuplé. C'est encore le cas aujourd'hui. J'écris pour rester nombreux.

 

Que reste-t-il de l'enfance ? La facilité serait de ne voir ici qu’un inventaire/éventaire de souvenirs qui remontent à la surface du présent, souvenirs qui peut-être ne parleront pas du tout à certains d’entre nous — ou mal, tant il est vrai que chaque enfance est unique et multiple à la fois — ce qui n’est en rien contradictoire. Tout cela ne serait-il pas finalement d’une banalité sans nom ? Penser cela est, je crois, manquer le coche et passer à côté du véritable objet de ces vignettes douces-amères où s’écrivent en creux une vie sauvée par l’écriture et une légitimité toujours mise en doute mais en voie d’être acquise par l’écriture. L’écriture, encore et toujours elle, comme résistance à l’effritement qu’il s’appelle solitude, ennui, cassure, manque ; l’écriture comme lieu à partir duquel comprendre celui que l’on était qui façonne celui que l’on devient.

 

Parfois je me demande si mes qualités d’enfant n’ont pas fait de moi un adulte pitoyable, si mon refus d’aller vers les autres ne m’a pas transformé en type étroit, terrorisé par tout. […] Et si les qualités qu’on prête aux écrivains, pour finir, ne relèvent pas davantage du pli autistique que du talent. Mes livres sont-ils autre chose que mes maladies déguisées ?

 

Et à notre tour de nous interroger, non sur notre enfance ou de façon oiseuse sur une quelconque conformité avec celle de l’auteur, mais sur ce qu’elle nous a légué et que nous trimballons avec nous, et ce que nous en retiendrons avant que l’oubli n’anéantisse tout.

 

[...] ma vie me fait songer à un de ces puzzles en deux cent cinquante morceaux de bois biscornus et multicolores. S'agit-il pour moi d'en reconstituer, bûchette à bûchette, le décor primitif [...] ? s'interrogeait déjà Colette dans La Vagabonde en 1910.

 

Le plus court chemin est un récit certes fragmentaire et nimbé de tendre nostalgie, mais dire cela ne le résume pas, bienheureusement. On n’y trouvera aucun lamento sur la disparition d’un âge qui ne reviendra pas — le paradis est perdu, Antoine Wauters le sait, c’est entendu, mais quelques arpents subsistent dans les souvenirs, qu’il est bon d'entretenir. Ce faisant, l’auteur offre de réfléchir à ce que creuse en nous le hiatus entre enfance et âge adulte. Les années 1980 ne sont guère éloignées de notre époque actuelle, et pourtant que de bouleversements, à commencer par ceux induits par la chute du Mur de Berlin considérée ici comme point de bascule. Les souvenirs sont-ils aptes à combler la distance entre la lenteur d’une époque quand il y avait encore un temps pour chaque chose et la brutalité de la nôtre qui court à tout va et au diable et qui a, semble-t-il, définitivement oublié la simplicité ordinaire des jours engourdis ? La combler donc ? Assurément pas. Mais jeter un pont, grâce au fil ténu de l’écriture et au talent d’équilibriste de l’auteur. Dans Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters, déjà, faisait dire à Mahmoud Je rejoins ce qui s'est perdu. Je rejoins le temps perdu.❞ Ainsi se bâtit une œuvre forte.

 

Je me suis sentie privilégiée d’être invitée à écouter ce dialogue intérieur qui, convoquant les souvenirs personnels et forcément subjectifs, révèle la source d’où sont nés les livres précédents et naîtront ceux à venir de cet auteur dont j’affectionne l'écriture poétique et pudique, et qu’il me semble mieux comprendre à présent.

 

Ce roman a reçu le prix Victor Rossel 2023.


꧁ Illustration ⩫ Frans Depoorter, Fermette brabançonne, 1937 


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