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Client mystère, Mathieu Lauverjat, Gallimard

 

 

 

Client mystère

Mathieu Lauverjat

Éditions Gallimard, Coll. Scribes

240 pages

12/02/2023

19,50 €

Premier roman

 

 

 

La critique peut ne pas être agréable, mais elle est nécessaire. Elle a le même rôle que la douleur dans le corps humain. Elle attire l'attention sur un état de choses insatisfaisant.

Winston Churchill

 

Et si ma pitié envers les autres m’empêchait de travailler, alors autant me souder une armure épaisse derrière laquelle disparaître un instant. À un moment, faut avancer.

 

Client mystère de Mathieu Lauverjat est le deuxième titre à être publié dans la collection Scribes des éditions Gallimard. Créée en août 2022 et dirigée par Clément Ribes, cette collection entend mettre en avant une littérature qui cherche ses mots sans certitude de les trouver. Des textes qui n’ont pas peur d’arpenter des territoires encore inconnus. Des romans qui nous touchent par ce qu’ils racontent, mais aussi par leur style. Des propositions qui ouvrent de nouveaux chemins. Des espaces de laboratoire. Des objets hybrides qui se jouent des genres. La pluralité des esthétiques.

 

De fait, Client mystère est ce qu’il convient d’appeler un livre à sujet avec une dimension documentaire, qui met en tension des thèmes qui traversent notre société au XXIe siècle pour la décrire au plus juste.

 

Le narrateur, anonyme Lillois de 24 ans, est livreur à vélo et travaille pour une plateforme. Autoentrepreneur, il est l’une de ces innombrables silhouettes, sac carré dans le dos, que l’on voit pédaler à toute vitesse dans nos villes, se mettant en danger à chaque course pour faire le plus de shifts possible. Par une soirée très pluvieuse, l’accident, redouté mais hélas prévisible, le rend indisponible pour plusieurs jours. Rien de bien sérieux pour lui, mais le vélo, lui, est hors d'état. Le client, furieux de n’avoir pas été livré, a déposé une note et un commentaire désastreux sur l’application, et on sait bien que le client est roi et a toujours le dernier mot. S’amorce alors la dégringolade dans l’algorithme de la plateforme, et la nécessité de trouver rapidement une nouvelle source de revenus, car un autoentrepreneur sans mission est un autoentrepreneur sans le sou.

Indépendance, flexibilité et liberté ont hélas un prix, appelons-le précarité, vulnérabilité, insécurité. Pas de contrat de travail, pas d’assurance-chômage, pas de congés payés ni maladie, pas de salaire minimum garanti. Rien. Nada. Que dalle. Que pouic. Ces dernières années ont vu le marché du travail subir des transformations radicales tant au niveau humain qu’économique. L’Uberisation est le modèle émergeant depuis 2009 et la création de la société Uber. Certains l’appellent disruptif, d’autres n’hésitent pas à le qualifier d’esclavage moderne : le fait est que ce modèle prospère sur la précarité.

 

Que faire quand on a abandonné la fac, que l’on est sans diplôme ni qualifications face à l’abîme social ?

Ne pas quitter la société de la notation, mais simplement passer de l’autre côté, devenir l’un de ces clients mystères qui évaluent les employés et les services à leur insu, repérant les couacs pour le compte d’entreprises. Le client mystère est en effet un outil stratégique ; il distribue les bonnes comme les mauvaises notes, inconscient des conséquences que ses avis auront pour les employés ainsi montrés du doigt. Les questionnements sont nombreux en matière d’éthique et Mathieu Lauverjat ne les élude pas.

 

Discrétion, abnégation, ubiquité, j’y ai vite pris goût à ce boulot mi-détective privé, mi-justicier du client roi. Et puisque dans ce monde standardisé de flux constants, il était essentiel de veiller à ce que chaque geste de service soit créateur de liens et essentiel au bien-être de chacun, je me sentais enfin au cœur du dispositif du progrès.

On a beau dire, critiquer, ça paie, cette combine.

 

Zélé, le narrateur entre vite dans les petits papiers d’Anne-Sophie de la société PMGT (je vous laisse imaginer ce que cache le sigle). Les missions s’enchaînent sans temps mort, avec prédictibilité pour lui et une lassitude grandissante pour moi, hélas.

 

Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport.

 

Tout ou presque y passe et, oui, j’avoue m’être ennuyée ferme à la lecture de la litanie des missions qui lui sont confiées. Un sacré ressassement.

 

Lille s’est convertie en un plateau de jeu immense. De l’hygiène à l’accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing se sont transformés en cases de Monopoly.

 

Parce qu’elles répondent toujours à un schéma peu ou prou reproduit à l’identique, les incursions du narrateur dans les entreprises condamnent le roman à tourner en rond, en dépit de tours et détours en France incluant ma bonne ville de Toulouse, sa gare Matabiau et le cassoulet de Castelnaudary. Même les saillies loufoques, tantôt cyniques, tantôt absurdes, finissent par manquer leur cible tant elles sont « téléphonées ».

 

Le sujet est intéressant, je ne dirai pas le contraire, et il l’est d’autant plus qu’il reste peu documenté en littérature, alors qu’il l’est abondamment dans les essais. Il m’a amenée loin de ce que j’ai l’habitude de lire et m’a fait arpenter [un] territoire encore inconnu, en cela l’un des objectifs de la collection Scribes est atteint. Toutefois je regrette qu’il soit desservi par un propos maladroit en dépit d’une écriture en parfaite adéquation avec son sujet. Le roman transpire la langue de ce milieu-là, celui des start-ups de la start-up nation dont le Président français s’est fait le héraut en 2017 avec le résultat que l’on sait. On a affaire à un jargon bourré d’anglicismes et d’images qui se veulent inventives, mais s’usent à force d’être rabâchées. Et j’ai fini par ne plus écouter ce petit crincrin.

 

Sans rien dévoiler, disons que les derniers chapitres auraient gagné à ne pas épaissir le trait. Ce n’était vraiment pas utile, la situation était éloquente et visait juste. C’est d’autant plus dommage que le véritable moteur du roman — à mon avis, l’aliénation d’une vie sous emprise dans une société qui déshumanise les siens et les incite à une nouvelle forme de délation, insoucieuse de conséquences parfois effroyables — nous renvoie de plein fouet à notre quotidien dans une société d’une violence inouïe, parce qu’elle oublie/renie un peu plus chaque jour les valeurs cardinales.

 

J’étais tout à la fois tout le monde et plus personne.

 

Cette lecture m’a remis en tête la question qui tourne jusqu’à l’obsession dans Thésée sa vie nouvelle de Camille de Toledo (Éditions Verdier, 2020)

 

qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ?

 

Ne cherchez pas de lien entre les deux livres, il n’y en a pas, mais comment ne pas avoir à l’esprit cette question lancinante ? Parce que c’est bien là le cœur des interrogations multiples qui rongent le narrateur impuissant à expier sa faute. Mais qui tenir pour responsable ? Doit-il avoir des scrupules/remords/regrets pour s’être conformé à ce qui était attendu de lui dans le cadre de son travail ? Pourquoi avoir si facilement reproduit avec d’autres ce qui lui avait coûté son premier job ? Les choses auraient-elles pu se passer autrement ? À quoi cela s’est-il joué ? Submergé par un flot de questions jusqu’à l’asphyxie, quelle solution s’offre à lui ? L’armure était-elle suffisamment épaisse pour assumer les conséquences de ce qui avait commencé comme un jeu auquel il a fini par se (faire) prendre en se glissant dans la peau d’un nouveau personnage à chaque mission ?

 

Roman de notre époque 3.0, le premier roman de Mathieu Lauverjat est un roman noir, vide d’espoir qui interroge la place de l’homme pris dans les tentacules d’une société en pleine transformation. Sur le papier cela s’annonce captivant, mais le résultat dans sa forme est fastidieux. Il m’a manqué la subtilité du propos — juste, au demeurant —  pour adhérer pleinement à Client mystère dont le sujet est sapé par une forme indigente.

Ce livre ennuyeux sur un thème qui ne l’est assurément pas me laisse un peu déçue.


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