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Les Guerres précieuses, Perrine Tripier, Gallimard

 

 

 

 

Les Guerres précieuses

Perrine Tripier

Éditions Gallimard, Coll. La blanche

192 pages

12/01/2023

18 €

Premier roman

À paraître Folio 11/04/2024

 

 

 

Nous sommes les lieux où nous avons été. Ils font partie de nous.

Jim Harrison, Seule la terre est éternelle, film documentaire de François Busnel et Adrien Soland, 2019

 

Pluie fraîche sur pelouse bleue. Herbe d’été humide, relents de terre noire. Toujours ces averses d’août sur les tiges rases, brûlées d’or. Les lourdes gouttes ruissellent sur la vitre, sinuent, serpentent et s’entrelacent en longs rubans de lumière liquide. Combien d’après-midi passées derrière le voile vaporeux du rideau, à suivre du doigt leur tracé nerveux et languide à la fois. […] Et soudain le regard tombe de la fenêtre à la main qui écarte le rideau, et la main est vieille, si vieille.

 

Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise. 

[...]

 Ça, c’est la Maison.

 

À ceux qui me demandent pourquoi je lis, je pourrais énumérer une ribambelle de raisons, cependant je ne trouverai rien de plus judicieux que de leur conseiller par exemple la lecture du premier roman de Perrine Tripier. Les Guerres précieuses est un texte contemplatif où tout est affaire d’atmosphère, de souvenirs qui refluent épousant les quatre saisons, brossant à chacune d’elles un tableau sensible — peut-être fantasmé ? peut-être magnifié ? — de la Maison qu’Isadora Aberfletch, trop âgée pour continuer à y vivre seule, a dû quitter à contre cœur pour entrer en maison de retraite.

 

Il est vain de chercher une intrigue alambiquée, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne se passe rien. Ce roman est une expérience intérieure, dense, l’évocation d’une Maison majuscule, personnage à part entière de ce récit doux-amer à l’ambiance proustienne, ambiance que l’on retrouve pareillement chez Colette dans La Retraite sentimentale (1907) :

 

Ma maison reste pour moi ce qu’elle fut toujours : une relique, un terrier, une citadelle, le musée de ma jeunesse.

 

comme dans La Maison de Claudine (1922) :

 

❝la maison sonore, sèche, craquante comme un pain chaud.❞

 

ou pour Isadora :

 

Je marchais à pas lents de bout en bout dans la Maison, et la traîne de fourrure me suivait comme un lourd serpent louvoyant. Bêtes fauves, bois de camphre, pin qui brûle et pain qui fume, j'emplissais la Maison de chaleur et de lumières. J'en étais la force vitale, l'organe palpitant dans un thorax de charpentes et de pignons.

 

Construite du temps de l’arrière-arrière-grand-père, la Maison est le lieu où plongent et s’enroulent les racines dès l’enfance qui ne croit pas encore à la fuite éperdue du temps.

 

[...] les colonnes de bois sculpté encadrant la porte d'entrée, glacée d'un vernis chaud de caramel solide, et le vitrail de fleurs entrelacées qui laissait filtrer, quand le soleil brillait au travers, des éclats de couleur dans le hall. Peint d'immenses treillis de feuillage tropical, le hall luisait d'un doux bleu. Là s'élançait l'escalier en colimaçon, dans un tourbillon de bois cuivré.

 

Pour Isadora, c’est le temps retrouvé d’un âge d’or, celui des vacances et des grandes tablées autour de Petit Père et Petite Mère, de sa sœur aînée Louisa — une beauté, de Harriett la benjamine adorée, et de Klaus le frère musicien jaloux de son grenier. Sans oublier le ballet des oncles, tantes, cousines et cousins, à la belle saison comme aux fêtes de fin d’année.

 

Nous laissions les journées s'écouler comme un filet de lumière liquide. C'était le temps précieux des heures élastiques, des matinées évanescentes, des après-midi infinies.

 

La mémoire affective involontaire reconstitue le passé ; l’imperfection des souvenirs ressuscite les sensations d’alors. Les trouvailles d’écriture de Perrine Tripier, les phrases comme retenues au bord de la mélancolie, les images sublimes font merveille pour rendre sensible ce monde-là et y inviter le lecteur, non comme un importun indiscret, mais en ami de la famille :

 

✧ les bruits (craquement de l’escalier : bourdonnement affairé des abeilles ; trilles des oiseaux ; silence feutré de la neige ; conversations qui s’éternisent les soirs d’été ; rires des enfants qui s’égaillent dans le jardin ; murmures complices et secrets échangés au creux de la nuit...) ;

 

✧ les odeurs (linge frais mis à sécher au soleil ; intérieur de vieilles armoires ; herbe mouillée ; fleurs en bouquet ; premier feu dans l’âtre...) ;

 

✧ les couleurs (lumière d’été ; grisaille d’automne ; noir de la terre ; vert de l’étang sous la rondeur des nénuphars ; immensité bleue d’un ciel  jouant à cache-cache avec les branchages...) :

 

✧ le goût des plats qui mijotent en cuisine ; le chocolat chaud de Petit Père ;

 

✧ le toucher rêche d’une étoffe ; la douceur du bois cuivré de la rampe de l’escalier en colimaçon, lustré par le passage de mains innombrables…

 

Je me souviens d'avoir désiré que le bleu du ciel imprègne tant mes iris qu'ils en deviendraient tout azurés, tout lumineux de soleil, et je m'aveuglais en vain, noyant désespérément mes pupilles d'éther incandescent.

 

Depuis la chambre de la maison de retraite dont le jaune des murs singe mal le soleil, Isadora tire le fil du souvenir, recompose, tant par la mémoire que l’imagination, le lieu de toute une vie, un monde des cinq sens, vibrant de moments heureux — l’éblouissement de l’enfance, la plénitude de l’adolescence —, mais aussi douloureux de pertes inconsolables et d’amours éconduites que l’on regrette peut-être une fois venue la saison où la vie jette ses derniers feux.

 

Je n’ai jamais pardonné à l’automne les deuils.

 

Une Maison comme un paysage traversé dans la lumière des saisons (✧ je vole son titre à Charles Juliet !) ; une Maison magique, pas tout à fait réelle ; une Maison dont je ne sais dire si elle a été un espace de folle liberté ou une prison contrainte dictant de renoncer à l’amour quand il se présentait ? un autel sacrificiel ? Une Maison avec laquelle Isadora, vestale qui entretient le foyer, a de tout temps eu une relation passionnelle, jalouse et ambivalente, qui l’a condamnée à la solitude.

 

J'ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d'autre, dans toute mon existence, que d'y demeurer, blottie, au creux des choses familières.

 

mais aussi

 

Je désirais laisser pourrir la Maison. La laisser se démantibuler, s'effondrer sur elle-même, comme un cheval éreinté qui plie sur ses jambes, l'écume aux flancs. Je voulais qu'elle meure de mon départ, et qu'elle m'attende pour que je vienne la hanter, avec tous les autres fantômes de ma famille, quand je serais morte.

 

Impossible retour contre vœu déternité.

 

Les ans ont passé, les saisons se sont succédé, le temps a fait son œuvre. La famille s’est clairsemée, certains se sont éloignés, d’autres ont disparu, les rares amants, impuissants à rivaliser avec la Maison, n’ont été que de passage. Isadora est restée, seule, jusqu’à ce que cela aussi ne soit plus soutenable et qu’il lui faille quitter son refuge pour affronter le monde extérieur.

 

Je veux évider l'espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux que j'aimais tant, que je connaissais par cœur, que j'ai arpentés toute ma vie, et qui, maintenant que je n'y suis plus, s'effacent, se désagrègent.

 

La vestale partie, la Maison se désagrège. Ainsi en va-t-il d’Isadora, qui ressent plus qu’elle ne comprend le lien l’unissant à ce lieu de toujours. Unies jusque dans la décrépitude.

 

J’ai été intensément percutée par ce « Je » qui, bien qu’en son hiver, ne se résigne pas à oublier ce qui fut, ceux qui furent. J’ai été intimement émue par ces guerres précieuses que chacun de nous mène à sa façon ; par l’évocation d’une maison de famille, lieu magique auquel on se résout à dire adieu la mort dans l’âme. La Maison m’a rappelé celle de mes grands-parents paternels. Baroque et biscornue, elle donnait sur des champs ouverts aux quatre vents et à tous. Les jours d’été y languissaient dans une joie béate et un ennui tranquille que les enfants de la ferme voisine, mes cousins et moi ne savions pas encore éphémères, mais dont le souvenir nous aiguillonne aujourd’hui quand nous en parlons. Nous y avons été profondément heureux, je crois.

 

Les Guerres précieuses est un roman en état de grâce, que j’ai refermé à regret et que je sais pouvoir rouvrir à l’occasion. Un roman sur lequel je peux compter. Enveloppé d’un voile de mélancolie et d’une poésie diffuse, il est le premier d’une jeune autrice dont j’admire d’ores et déjà l’acuité du propos et la puissance évocatrice de l’écriture habiles à nous transporter, en 190 pages seulement, des possibles de l’enfance aux renoncements de la vieillesse, de la douce fraîcheur d’une pluie d’été à la froideur d’une grande Maison recroquevillée sur un temps perdu.

Ce roman a reçu en 2023 le Prix Aznavour des mots d'amour et, en 2024, le Prix de l’ENS Cachan.

 

✧ Charles Juliet, Dans la lumière des saisons, 1re édition P.O.L., 1991 ; édition P.O.L. Poche, 2022.


꧁ Illustration ⩫ Édouard Vuillard, Matin dans le Jardin à Vaucresson, 1920 ꧂


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