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Pour leur bien, Amandine Prié, Les Pérégrines

 

 

 

Pour leur bien

Amandine Prié

Éditions Les Pérégrines

368 pages

25/08/2022

19 €

Premier roman

 

Tout a un prix, même les gestes humanitaires.

Claude Fournier, Les Tisserands du pouvoir

Malgré leurs désaccords, les six Français partagent, à cet instant, la même conviction d'avoir fait de leur mieux, d'avoir tout mis en oeuvre pour secourir les enfants. Sylvain [...] parvient cette nuit à se dire qu'il en a perdu un pour en sauver plus de cent. Une fois le portail franchi, il se consolera en refaisant les comptes, comme un épicier déguisé en soldats de l'humanitaire.

 

Quelque part en Afrique. Un village de brousse comme tant d’autres, où plusieurs familles vivent sous l’autorité sage d’un doyen respecté. Une vie à la dure, loin de tout, avec presque rien, dans des conditions extrêmement précaires et l’eau, vitale mais si lointaine, au bout de deux heures de marche sur une piste écrasée de soleil dès le petit matin. L’eau, corvée qui est celle des enfants et des filles en particulier, avec le danger qui rôde le long de la piste rouge qui mène à cette ressource vitale dans ce pays dont le ciel porte un soleil éternel. Une vie fragile, consciente qu’il suffit de quelques minutes pour basculer dans l’horreur absolue comme ce fut le cas quand le village fut attaqué par des rebelles aux visages d’enfants et dégaines de soldats amateurs [qui] marchent vite, parlent fort, chantent faux, crachent et jurent et exterminent sans discernement. Lors d’un raid sanguinaire, la petite Inaya a perdu ses parents. Si elle a survécu au carnage, elle ne le doit qu’à la cache dans laquelle elle s’était glissée. À huit ans, la petite orpheline vit avec sa tante et ses cousines qui l’ont recueillie, car la solidarité entre générations, entre familles, est une évidence On dit qu’ici, il faut un village pour élever un enfant.

 

Amandine Prié a choisi d’écrire son roman à hauteur de la petite Inaya, à la 3e personne du singulier et non à la 1re. Un choix à saluer quand on sait combien il est difficile de tenir la note juste de la langue de l’enfance ; l’adulte a tôt fait de tomber dans la mièvrerie ou, à l’opposé, dans un langage soutenu, autant d’écueils qui creusent un écart irréconciliable avec l’image que le lecteur se fait du personnage. 

 

Inaya est une jeune enfant à laquelle on s’attache dès les premières pages. Mélange harmonieux et convaincant de naïveté et de maturité, son caractère fort, opiniâtre et curieux questionne et ne lâche rien avant d’avoir obtenu la réponse souhaitée. 

 

[elle] insiste parfois un peu trop, respecte rarement l’intimité, peut se montrer aussi tenace qu’une tique sur un chien, parle sans réserve, aime sans retenue.

 

Amandine Prié façonne tous ses personnages avec une même attention, Sekou l’ami d’Inaya comme les autres enfants, comme les adultes du village, Marietou en tête, tous terriblement humains, pétris de doutes, de contradictions et d’espérance qu’exacerbe l’arrivée inopinée des Blancs, membres de l’association humanitaire Une école, un avenir, qui rencontrent le doyen du village avec une proposition difficile à refuser quand on sait dans quel dénuement le village vit : les garçons âgés de moins de 5 ans, en bonne santé et orphelins ont la possibilité d’intégrer leur école pendant 2 ans. 

 

Cette fois, les jeeps ne sont pas conduites par des rebelles venus les tuer, mais par des Blancs. Les premiers voulaient les voir morts, les seconds rêvent de leur offrir un avenir.

 

Pour leur bien.

 

Les conditions posées par l’association soulèvent toutefois une vague de questions (Pourquoi uniquement des orphelins ? ; Pourquoi uniquement de très jeunes garçons ?) pour lesquelles il existe visiblement des réponses toutes prêtes. Quand l’association accepte de prendre tous les enfants sans distinction, levant ainsi les dernières réticences des villageois, les familles voient se dessiner pour leurs enfants un avenir — éducation, nourriture, soins, hébergement — qu’elles n’osaient espérer. Au prix de quelques petits arrangements avec l’État civil, les parents se séparent de leurs enfants qui montent dans les véhicules.

 

Marietou regarde la voiture s'éloigner. Elle a aperçu le visage d'Inaya collé contre la vitre, mais n'a pas réussi à distinguer ceux d'Issa et de Sekou. La douleur qui lui tord le ventre mettra des jours à se dissiper. La place, remplie d'enfants et de cris quelques instants plus tôt, est désormais silencieuse.

 

Pour leur bien.

 

Pour les enfants comme pour les adultes, bien que douloureux, ce départ est une chance. Inaya est partie, pleine de crainte et d’espoir, elle qui veut devenir médecin depuis qu’elle les a vus, admirative, œuvrer au dispensaire. Pourtant, sa confiance ne tarde pas à se fendiller. Si l’association prend soin d’eux correctement, leur offre nourriture et même jouets, il est évident que tout ne va pas comme il le devrait, comme il était promis ; le manque de moyens est criant, l’impréparation et l’amateurisme des humanitaires aussi. Peu à peu Inaya comprend que la vérité n’est peut-être pas celle qu’on leur a racontée. Le soupçon s’installe et les questions se pressent : pourquoi ces gens-là se querellent-ils la plupart du temps ? Où vont les enfants qui disparaissent du jour au lendemain ? Pourquoi ce départ précipité pour l’aéroport ?

 

C’est une évidence, l’affaire de L’Arche de Zoé, qui a secoué la France en 2007 et que personne n’a oubliée, est en toile de fond du premier roman d’Amandine Prié. Pour leur bien montre la dérive humanitaire quand quelques-uns fomentent d’enlever de très jeunes enfants pour les proposer à l’adoption, contre monnaie sonnante et trébuchante bien sûr, à des familles françaises désespérées de ne pouvoir procréer. Laissant au lecteur son libre arbitre, Amandine Prié s’abstient de juger Sarah, Sylvain, Mickaël, Daniel, Mélanie, Laurence, Pierre, membres de l’ONG dont la plupart sont convaincus d’agir pour le bien non seulement des parents qui ne peuvent plus subvenir aux besoins et assurer la sécurité de leurs enfants, mais aussi des enfants eux-mêmes, candidats au départ pour un meilleur avenir, sans parler des familles d’accueil françaises.

 

Ce qui anime [Pierre], depuis le premier jour, c'est la volonté de ramener ces enfants sur le sol français, pour que l'État prenne ses responsabilités et ouvre enfin les yeux sur le rôle qu'il aurait dû jouer depuis longtemps dans ce conflit. Que les gamins restent dans leur famille d'accueil dont les dons sont parfois généreux ont permis de financer la mission, ou qu'ils soient par la suite confiés à d'autres personnes importe peu. Quoiqu'il arrive, ils seront toujours mieux en France qu'ici. Il aurait aimé en sauver plus, bien plus.

 

Ces humanitaires ont au moins un point commun avec Inaya qui laisse rarement aux gens le temps de savoir ce dont ils ont envie ou besoin. Elle veille sur eux à sa manière, partant du principe que ce qui est bon pour elle ne peut qu’être bon pour l’autre.

 

C’est tout le talent de l’autrice de créer des personnages complexes, que le lecteur ne peut enfermer dans une case unique qui les résumerait. Doit-on vilipender les villageois qui ont menti en faisant passer certains enfants pour orphelins, pour plus jeunes qu’ils sont, afin de leur offrir une promesse d’avenir, loin du village cerné par les rebelles dont les attaques sont journellement redoutées ? Les bons sentiments et l’intérêt des enfants — pour leur bien, ne l’oublions pas — peuvent-ils peser d’une quelconque façon face aux intérêts financiers ? À quel moment bascule-t-on du sauvetage humanitaire au trafic d’enfants ? Où est la frontière entre humanitaire et mercenaire voleur d’enfants ? En tous cas, un relent de Françafrique, une resurgence de néocolonialisme compassionnelpour reprendre une expression en vogue à l’époque du scandale de L’Arche de Zoé et toujours d’actualité, sont à l’œuvre ici, et fort bien suggérés.

 

Une école, un avenir est l'histoire d'une double domination : celle de l'Occident sur l'Afrique, et celles des adultes sur les enfants, les premiers se targuant d'agir pour le bien des seconds.

 

Pour leur bien est un premier roman adroit, qui dérange son lecteur, tant au moment de la lecture que plus tard, grâce à la richesse des problématiques qu’il porte.

Amandine Prié nous laisse notre libre arbitre et n’oriente aucunement notre jugement, ce qui n’est pas la moindre des qualités de son roman.


꧁ Illustration ⩫ © Jeff Ackley ꧂


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