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Les Tourmentés, Lucas Belvaux, Alma Éditeur

 

 

 

Les Tourmentés

Lucas Belvaux

Alma Éditeur

348 pages

19/08/2022

20 €

Premier roman

 

Aucune chasse ne vaut la chasse à l’homme, et ceux qui ont longtemps chassé des hommes armés, qui ont aimé ça… ne trouvent plus jamais saveur à autre chose.

Ernest Hemingway

Tout se passera sur une réserve de chasse de quinze mille hectares dans le nord de la Roumanie. Quinze kilomètres par dix que Madame loue à l’année, que son mari louait avant elle pour chasser l’ours et les loups. C’est une montagne couverte de forêts, de clairières, de collines, de vallées, de gorges et de grottes. Une rivière, des ruisseaux. Des taillis et des futaies. Il aura une carte au vingt-cinq millième sur laquelle j’aurai reporté les coordonnées de trois caches que je ravitaillerai chaque semaine. Il n’aura droit à rien d’autre que ce qu’il y trouvera. Pas de chasse pour lui. Pas de pêche. […] Tout lui sera permis pour nous tromper, nous semer, nous perdre, mais il ne pourra évidemment pas quitter le périmètre pendant les trente jours que durera la chasse. Il n’aura pas le droit de s’armer, non plus, de quelque façon que ce soit.

 

Lucas Belvaux livre un premier roman bien au-delà du simple roman noir ; Les Tourmentés est outrenoir. L'étude psychologique des personnages est l’élément clef de la montée en tension de l’histoire dont le sujet est annoncé dans les premières pages : une chasse à l'homme va être organisée. Original et déstabilisant. D’un cynisme tout à la fois horrifiant et fascinant. Le fait de lâcher dès le début de quoi il va être question est particulièrement habile. Le suspens est ailleurs.

 

Les Tourmentés est un roman choral porté par trois voix principales : celles de Skender la proie consentante, de Max l’entremetteur et de Madame en Diane chasseresse, qui s’entrelacent en de courts monologues. À cet écheveau dense se mêlent des voix secondaires, celle de Morgan l’ex-épouse de Skender, et celle de l’un de ses fils Jordi. La diversité des voix, très bien rendue, diffracte l’histoire en une myriade de points de vue ; chacun des protagonistes raconte les événements tels qu’il les appréhende ; s’y devinent ses attentes, ses angoisses, ses espoirs, ses déceptions, ce qu’il a consenti à mettre de lui dans ses relations qu’elles soient amoureuses, amicales, professionnelles ou encore familiales. Les phrases sont courtes et précises, le rythme est nerveux alors même que l’on ne sait rien encore des six mois à venir et que l’on découvre enfin, terrifiés, sonnés et, à quoi bon le nier, incrédules. 

 

La guerre n’apprend pas le courage, elle apprend aux hommes qu’ils sont mortels.

 

Skender et Max se connaissent bien. Ce sont des frères d’armes. Ils sont revenus de la guerre qui leur a appris qu’ils étaient mortels, mais ils ne sont pas morts. Quoique ce dernier point reste à vérifier.

Je suis sans contours. Sans peau ni rien entre le monde et moi qui me protège. Rien qui me tient.

 

Celui qui parle ainsi c’est Skender. Skender est revenu de tout, même de la guerre. Quand les combats ont pris fin en Yougoslavie, en Irak, ailleurs sur le globe, ce képi blanc est devenu mercenaire avant de tenter un retour à la vie civile. Et ce retour-là, au calme, à la lenteur, au repos auprès de Morgan et leurs deux fils Jordi et Dylan, est impossible.

 

Je reviens là où je ne suis rien, où je n'ai rien. sans emploi ni maison. Sans raison d'être. Sans vergogne.

 

En creux, Lucas Belvaux évoque le syndrome post-traumatique des combattants qui rentrent au pays, fragiles, déboussolés, perdus, après avoir vécu l’horreur des combats, et que l'État qu'ils ont servi sans faillir abandonne.

Chaque matin, je me regarde dans le miroir et je vois un nègre, à la généalogie peuplée d’esclaves qui un jour se sont dressés et libérés de leurs chaînes. C’est leur sang qui coule dans mes veines. Leurs souffrances sont les miennes. Mon histoire est la leur. Je suis leur sanctuaire, leur nécropole. Je les porte en moi, je n’ai pas le droit de vivre comme un chien.

 

Max par lui-même. Lui aussi a connu l’horreur de la guerre. Il a été un temps l'officier supérieur de Skender et, s’il semble s’en être mieux sorti que ce dernier en devenant le majordome loyal et docile de Madame, Max n’en est pas moins un homme meurtri et accablé,

 

J'avais commencé à vider ma tête de ses cimetières, ouvrant tombe après tombe pour exhumer les souvenirs enfouis, cachés comme des cadavres honteux. Je m'en libérais peu à peu. Ma mémoire se remplissait d'absences.

 

un solitaire avec ses fantômes marchant à ses côtés.

Je n’ai que moi qui suis si peu, fantôme d’une enfant morte il y a longtemps, son spectre errant à travers le monde et les hommes qui ne voient que son image et rien de son essence, à qui aucun, jamais, ne pourra rendre ce qui a été pris.

 

Et enfin, Madame, solitaire depuis que son mari, passionné de chasse, est mort lors d’un safari en Afrique, la laissant à la tête d’une très confortable fortune. Elle occupe seule un manoir froid que réchauffent quelque peu la présence de ses deux molosses et la prévenance de Max. C’est à peine si Madame vit, elle qui recuit sa haine et remâche ses tourments

 

Mes haines passées ne sont pas mortes. Je les sens en moi chaque matin au creux de mes tripes. Elles grouillent. Vivaces. Vitales. Ma haine m'appartient. Elle n'appartient qu'à moi. Je suis seule à y avoir accès. Je lui tiens chaud, je la nourris, elle me le rend bien. Elle n'est pas de celles qui rongent ou qui consument, au contraire, elle me trempe comme l'eau froide durcit le métal chaud. Elle me tient debout. En vie. Libérée de l'amour. Pourquoi la nier, la renier, en avoir honte.

 

et imagine comment mettre un peu de sel dans son existence pour se sentir à nouveau vivante. Quand on a de l’argent à ne plus savoir qu’en faire quoi de mieux pour secouer son ennui que de choisir un loisir excitant, préférablement amoral et innommable, encore capable de faire ressentir ce frisson de vie ? 

 

— Si je vous proposais de mourir pour vos enfants, là, tout de suite, vous accepteriez ?

— Oui. Mais ça n’arrivera pas.

 

Il [Skender] me répond comme si c’était une parole en l’air, une blague, une façon de parler. Il peut. J’ai fait ce qu’il fallait pour. J’y ai mis toute la légèreté dont je suis capable. Dans ma voix, dans mon sourire. Dans la désinvolture du corps. Une façon d’engager la conversation, d’en proposer le thème. Une ouverture, comme à l’opéra ou aux échecs. Aux échecs plutôt.

Je pousse mon avantage. J’avance un pion.

 

— Pourquoi ça n’arriverait pas ?

— Parce qu’il faut une raison aux choses et que je ne vois pas ce qu’on y gagnerait. Ni vous, ni moi.

 

Deal ?

Deal.

 

De chapitre en chapitre, de point de vue en point de vue, Lucas Belvaux passe de l’un à l’autre de ses personnages dont il sonde l’être profond, fouille la manière dont chacun évolue au cours des six mois qui précédent le début de la chasse à l’homme. 

Pourquoi passer ce marché cauchemardesque et inhumain ?

L’argent autorise-t-il tout ? et son manque ?

 

Le compte à rebours est lancé. En attendant le moment où sonnera l’hallali dans cette région roumaine âpre et éloignée de tout où Skender va aller vers la mort, les personnages se dévoilent, leurs relations évoluent. Le deal est inhumain, c’est entendu, mais chaque jour qui passe rend ces deux hommes et cette femme plus humains. Ils portent en bandoulière leurs failles et leurs contradictions d’adultes, leur vulnérabilité de grands enfants, et aussi ce besoin, mâchoires serrées, d’en découdre avec la vie qui ne les a pas épargnés. Le lecteur, lui, est emporté dans le maelström, tentant de se convaincre en tournant chaque page que non, ce n’est pas dieu possible !

 

Je ne laisserai pas Skender mourir comme ça. Je lui offrirai la mort qu’il mérite, a prévenu Max dès les premières pages. 

 

Tous les éléments qui font un excellent thriller sont là, dosés à la perfection. Le rythme enlevé ; le ton cynique ; la critique sociale ; les personnages tourmentés par leurs propres démons, dont la psychologie s'affine au fur et à mesure que le roman avance ; le fil narratif tendu à l’extrême, à un rien de casser mais qui ne rompt pas ; jusqu’au final où se révèle la rouerie de l’auteur qui envoie valser tout ce que le lecteur avait échafaudé.

Chapeau l’artiste !

Ce roman est lauréat du prix Régine Deforges du premier roman 2023.


꧁ Illustration ©Guillaume Schneider ꧂


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