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Patte blanche, Kinga Wyrzykowska, Éditions du Seuil

 

 

 

Patte blanche

Kinga  Wyrzykowska

Éditions du Seuil

320 pages

19/08/2022

20 €

Premier roman

 

L’intelligence est toujours présente, mais comme en jachère. Elle est inhibée.

Christine de Védrines, Nous n’étions pas armés 

Ils sont emblématiques d'ailleurs, entre parenthèses, de notre société abêtie, léthargique, qui a mis son intelligence en jachère pour se contenter de faux-semblants, de vérités idéologiques, qui refuse de regarder la réalité telle qu'elle est. 

 

Pour son premier roman, Kinga Wyrzykowska s’inspire d’un fait réel, celui des reclus de Monflanquin, quand la famille de Védrines, victime dix ans durant d’un escroc particulièrement retors, fut contrainte à la réclusion dans la demeure familiale lot-et-garonnaise. En reprenant presque à l’identique une citation que l’on trouve dans le livre de Christine de Védrines, l’une des onze reclus, Kinga Wyrzykowska ne s’en cache pas et dessine elle-même la filiation, même si la fin qu’elle choisit, astucieuse en dépit d’un suspens à mon avis pâlichon, n’a rien à voir avec le drame vécu par les de Védrines et donne un tour inattendu à l’histoire des Simart-Duteil.

 

 Il faut confire, tous ensemble à l'intérieur, ça fait partie du jeu.

 

Mon entrée dans ce roman, au demeurant bien ficelé et d’une férocité enthousiasmante, n’a pourtant pas été facile. Un chapitre 0 (!), en écriture inclusive, a failli avoir raison de ma lecture. Un autre, 0’ (re-!), clôt le roman, mais à ce moment-là j’étais déjà conquise, bien que j’aie eu assez tôt une idée précise du retournement final dont je ne dirai rien bien sûr. De même, les dialogues insérés sans guillemets ni cadratins déconcerteront certains lecteurs ; et pourtant cette intrusion formelle dans le corps du texte est particulièrement bien vue ; on est immergés dans le flux, on se laisse porter, voire engloutir avant de se rendre compte que tout cela n’est que manipulation, le lecteur n'étant pas mieux loti que certains personnages.

 

L’un des intérêts est dans la bascule que le récit opère dans son dernier tiers.

 

Putain, grogne Paul, nous sommes une famille, nous sommes là pour nous épauler. Regardez tout ce qui menace autour de nous. Si tu ne comprends pas ça, Antoine, tu dégages. Si t’as pas envie de faire partie de notre cellule, notre cellule familiale, soudée et saine. Exactement, saine. Parce que le monde est malade et que nous développons des anticorps pour lutter. Tu es ivre, Paul, on en reparle demain. Je vais aller me coucher. Mais alors tu retires, Antoine, tu retires. Je retire, Samuel, et je vais me coucher.

 

Mais qui sont donc les Simart-Duteil ?

Ils sont les héritiers d’une fortune confortable que Claude, leur défunt père, a bâtie dans les travaux publics et la construction d’autoroutes, principalement au Moyen-Orient. Aujourd’hui reste sa veuve Isabella, une Italienne, qui livre une lutte sans merci contre les marques de l’âge grâce tant aux interventions de Samuel son fils chirurgien esthétique qu’à la présence de Marco, son amant de quinze ans son cadet. Outre Samuel sur le point d’épouser la mannequin polonaise qui porte son enfant, la fratrie compte aussi Clothilde, mère au foyer de trois enfants, dont le nombre de vues du compte Instagram tente de pallier la vacuité de l’existence ça fait des années que je vis comme une morte ; et Paul, l’aîné, Youtubeur qui a connu un éphémère moment de gloire à la télévision auprès de Thierry Ardisson, gloire si lointaine que les vieilles connaissances évitent de le croiser dans les allées du Racing-Club de France, le laissant quelque peu amer.

 

Ce petit monde se retrouve dans la grande propriété normande d’Yerville pour fêter les soixante-dix ans qu’Isabella porte avec beaucoup d’élégance et autant de Botox.

 

Quand Paul, faisant du rangement, tombe sur une photographie prise près de trente ans auparavant à Damas, sur laquelle leur père pose avec une inconnue et un très jeune enfant, le vernis des Simart-Duteil se craquelle.

 

Au dos de la photo, quelques mots, au crayon à papier :

Ma Chadia et Feras, Damas, automne 88.

 

Si son frère, sa sœur, Antoine son époux et leur mère ne prêtent que peu d’attention à cette photo et aussi peu de crédit à cette histoire rocambolesque, Paul n’en démord pas : Feras est leur demi-frère, l’enfant caché de Claude. Après tout, l’homme d’affaires ne passait-il pas beaucoup de temps loin de sa famille, au Moyen-Orient ? Qu’il y ait mené une double vie est-il à ce point inconcevable ? Peu à peu Paul met le vers dans le fruit.

 

Quand Feras, contraint de fuir la Syrie en guerre, leur envoie un message leur demandant de l’accueillir en France et de lui fournir une lettre à cette fin, ça en est bien fini de la belle assurance des Simart-Duteil, d’autant que le dénommé Feras se montre de plus en plus insistant, de plus en plus intéressé par sa part de l’héritage. Comme le disait Jacques Chirac coaché par Michel Audiard, Les emmerdes c’est comme les cons, ça vole toujours en escadrille. Et voilà que Samuel est attaqué par une de ses patientes, influenceuse maghrébine, insatisfaite du résultat de sa rhinoplastie ; qu’Isabella perd ses dents et est contrainte de fuir le beau et jeune Marco pour qu’il ne soit pas témoin de sa déchéance physique… Bref, chez les Simart-Duteil, tout part en quenouille. Pour se protéger de l’arrivée imminente de Feras, la seule solution qu’ils entrevoient, sur les conseils de Paul, est de se retrancher dans leur demeure d’Yerville pour n’en plus sortir.

Aux grands maux…

 

Commençant comme une critique de notre société, de la superficialité des relations à l’ère des réseaux dits sociaux, du marasme dans lequel s’englue notre gouvernance et, partant, le pays, de la peur de l’autre qui y fait son lit (le récit se situe au lendemain des attentats de 2015), Patte blanche finit par une destruction en règle des relations familiales mises à mal par l’avidité de quelques-uns. La chute de la maison Simart-Duteil est habilement orchestrée par Kinga Wyrzykowska. Leur repli sur soi s’écrit en miroir du repli de la société française sur elle-même, sonnée par les attaques terroristes contre le Bataclan et Charlie Hebdo, et depuis toujours rétive à l’accueil des réfugiés. Tout y est d’une stupéfiante clairvoyance, peut-être parce que l’œil qui regarde est étranger, né en Pologne et donc dénué de complaisance chauvine. L’autrice va à l’essentiel : les personnages sont brossés rapidement, on pourra au passage regretter que certains (les enfants, le mari de Clothilde, Marco par exemple) soient à peine esquissés ; les phrases sont courtes, d’une précision horlogère pour raconter avec un humour virulent la descente aux enfers d’une famille en apparence bien sous tous rapports qui va apprendre à ses dépens : primo, que la vengeance est un plat qui se mange froid ; secundo, que le pire des dangers ne vient pas toujours de là où l’on croit.

 

Souvent, celui qui découvre le pot aux roses, descelle le placard aux cadavres, soulève les draps incestueux, confesse avoir éprouvé, en dehors de la stupeur prévisible, une délivrance, la confirmation du fait qu’il n’était pas fou, que tout ce qu’il pressentait, imaginait — savait — était bel et bien, un jour, advenu.

 

Patte blanche est un réjouissant premier roman qui visite nos craintes contemporaines (immigration et complotisme en tête) avec férocité et humour, en même temps qu’il sonde les histoires nauséabondes qui empoisonnent lentement les familles. Alors oui, tout n’est pas parfait, telles ces quelques coïncidences qu’on dit heureuses qui m’ont mise assez rapidement sur la voie du dénouement, mais les boîtes du chamboule-tout sont suffisamment bien agencées et contiennent la bonne dose de critique sociale, de ridicule et de réalisme pour que l’on passe un très bon moment en compagnie des Simart-Duteil que l’on s’amuse à détester et dont on savoure la chute le sourire aux lèvres.

Rien de tel que la peur pour se sentir vivant, tenez-le-vous pour dit !

  

Ce roman a reçu le prix Françoise Sagan 2023.


Illustration ⩫ Paul Magendie, Cage ouverte 


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