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Ceux qui restent, Jean Michelin, Éditions Héloïse d'Ormesson

 

 

 

Ceux qui restent

Jean Michelin

Éditions Héloïse d'Ormesson

240 pages

18/08/2022

19 €

Premier roman

[…] des vides ont grandi dans nos rangs, que le calme seulement nous permettra de connaître et de sentir. Voici venu le moment où il faut que les vivants se retrouvent et se comptent, pour reprendre mieux possession les uns des autres, pour se serrer plus fort les uns contre les autres, se lier plus étroitement de toutes les récentes absences.

Maurice Genevoix, Ceux de 14

J’aurais pas cru ça venant de Lulu. C’est pas tellement son genre, si ?

— C’est bien ce qui m’inquiète.

 

Le caporal Lucien Guyader a disparu alors qu’il passait sa permission en famille dans le nord-est de la France et que le départ pour une prochaine mission approchait. Personne, pas même son épouse, ne sait où il est. Il s’est volatilisé. Pas un mot. Pas un indice. Rien. Une perfection d’évanouissement.

 

Lulu a disparu, et pour ceux qui le connaissent bien à force d’être avec lui des mois durant en terrain hostile monte l’inquiétude. Ils rentrent d’une OPEX qui a mal tourné ; Junior, l’un des leurs, a trouvé la mort au combat et son corps a été rapatrié, a reçu les honneurs pour être ensuite rendu au père et à la mère effondrés qui l’ont enterré dans un petit cimetière breton. Est-il seulement concevable de survivre à son enfant ?

 

Lulu a disparu et chacun, passée l’incompréhension, conjecture parce que c’est pas tellement [le] genre de cet homme de quarante ans, solide, mesuré, ponctuel, carré, et respecté pour tout cela, de déserter et laisser tomber les siens du jour au lendemain sans une once d’explication. Déserteur ? Traître ? Non, décidément ces mots-là ne peuvent s’appliquer à Lulu. Alors comment diantre expliquer que personne ne sache où le trouver ? qu’il ne donne aucune nouvelle ?

 

Ceux qui restent est le premier roman de Jean Michelin, écrit à hauteur d’hommes et de familles.

Ceux qui restent, ce sont bien entendu ceux qui sont revenus des combats — mais revient-on jamais de là-bas ? — sains et saufs en apparence alors même qu’ils portent un fourniment lourd d’horreurs vécues qu’ils ne peuvent partager qu’entre eux.

 

il était chez lui sur le terrain, peut-être davantage qu’entre les murs de sa maison.

 

Ceux qui restent, ce sont aussi les parents, épouses, enfants, amis qui sont cantonnés à l’arrière, à la maison, à vivre une vie dite normale. Les épouses, notamment, font l’épreuve de la solitude, prises en étau entre angoisse et obligation de gérer l’absence ; elles ont appris à assujettir la peur, l’empêchant de prendre toute la place afin de n’inquiéter ni l’enfant qui demande son père ni l’époux parti sur le terrain des opérations et dont le retour, elles le savent, sera plus difficile que le départ. Ces femmes-là ont la force peu commune de n’être un poids pour personne et ne reçoivent pourtant aucune médaille.

 

Elle voudrait leur dire aussi la solitude de l'autre, celui qui reste, la veille, la peur, ces mois interminables à sourire à la caméra, tout va bien mon chéri t'en fais pas, alors que la voiture est en panne, que la machine à laver fuit, que le gosse est malade et qu'elle est seule. Seule face à ses décisions, seule face aux angoisses, surtout celles de ta mère, la torture que c'est de devoir la consoler, elle, en plus de tout le reste. Seule à s'interdire de confier ses soucis pour ne pas t'inquiéter, tu risques ta vie après tout, pas elle, seule face à l'attente, face à toutes ces choses qu'elle a envie de faire avec toi et qu'elle ne fait pas, seule à se dire que vous devriez partir en voyage quand tu rentreras, si tu rentres et que tu te sens capable, un jour, de faire autre chose que manger, baiser, dormir. Seule, seule à en crever.

 

Ils sont quatre à décider de partir à la recherche de leur frère d’arme, à déposer auprès de leur hiérarchie la demande d’une vacance de quelques jours pour mener à bien cette mission-là : 

✦ Stéphane, adjudant aujourd’hui en retraite qui n’a trouvé d’autre solution que d’épuiser son corps pour sombrer dans un sommeil qu’il espère sans rêves ; 

✦ Tout récemment sorti de l’école d’officiers pour le remplacer, Charlier, en quête autant de reconnaissance que de légitimé, un timide qui a la maladresse de ceux voulant trop bien faire ; 

✦ Romain, engagé pour complaire aux d’Entraygues, famille dans laquelle les traditions désuètes perdurent, les fils entrant soit dans les ordres, soit dans l’armée, et empruntant sans broncher la voie imposée ; 

✦ Marouane, sergent fort en gueule, prompt à laisser exploser ses colères comme ses caprices.

 

Autant d’hommes avec leurs ténèbres et leurs silences, autant de caractères complexes dont Jean Michelin, avec une authenticité rare, laisse deviner les faiblesses. Il n’en fait pas des ersatz d’héros invincibles pas plus qu’il n’en fait des amis, ce sont avant tout des militaires qu’unit un même sens du devoir et d’engagement envers un pays, envers chacun d’eux.

 

Pour ces quatre-là, le moment où les vivants se retrouvent et se comptent est venu. Et un manque à l’appel. 

 

Jean Michelin a construit son roman en alternant les chapitres Ici (en France), Là-bas (les missions précédentes, sur le terrain), Ailleurs, les carnets de Lulu, mémoire du dérisoire et de l’éloignement […] et au milieu, quelques tranches de vie que les quatre soldats devenus enquêteurs vont dénicher au fond d’une malle et lire dans l’espoir de déceler entre les mots et les maux l’indice qui les mettra sur la piste de leur évaporé. Ils y découvrent un autre visage de Lulu, intime, l’homme heureux d’être sur le terrain, son souci permanent de ceux qui y sont avec lui et son sens aigu du devoir, et puis, au fil des carnets, l’entrain qui s’étiole jusqu’à l’entrée du vendredi 8 janvier :

 

Je ne sais plus ce que je voulais dire.

Je ne sais pas si j’ai encore envie de parler.

 

Cette enquête sur une disparition en milieu militaire est aussi l’occasion de plonger le lecteur dans un univers peu documenté, un univers fait de souffrances silencieuses au service d’un engagement sans failles pour son pays.

 

C'est rien de partir, mon lieutenant. Vous verrez. C'est vivre avec, vivre après. C'est ça qui est difficile.

 

Vivre avec, vivre après s’est avéré trop difficile pour Lulu qu’ils retrouvent enfin. Jean Michelin choisit de clore son roman sur une ultime péripétie aussi impénétrable que la forêt guyanaise qui a englouti le caporal Guyader venu y chercher son propre anéantissement pour peut-être échapper à la culpabilité d’avoir survécu à Junior, à moins que ce ne soit pour payer une dette dont il se sentait redevable. À moins que...

 

Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. [...] pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ?❞ Franz Fanon, Les Damnés de la terre

 

Certains, je pense, seront déconcertés par ce roman qui nous amène à explorer des pistes inattendues, délaissant le réalisme du début pour prendre un tour subit qui m’a laissée dubitative quant à ce qu’il me fallait comprendre au point d’avoir à relire les dernières phrases. Une manière assez habile d’en terminer sans en finir avec l’histoire et son lecteur, réflexion faite. En effet, j’ai vu là la possibilité de lectures multiples tant ce roman dont les dialogues vifs portent une part non négligeable de l’intrigue est susceptible de convaincre des lecteurs aussi différents que les adeptes de thrillers, de policiers, de romans à tiroirs, ou encore de fables humanistes au plus loin de toute facilité manichéenne. Pas mal du tout et terriblement humain.

  

Ce roman est lauréat du Prix Le Temps Retrouvé 2022.


꧁ Arrière-plan ⩫ ©Tengyart ꧂


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