· 

Fuir l'Eden, Olivier Dorchamps, Finitude

 

 

 

Fuir l'Eden

Olivier Dorchamps

Éditions Finitude

272 pages

03/03/2022

19 €

Deuxième roman

Puissent nos bétons si rudes révéler que, sous eux, nos sensibilités sont fines.

Le Corbusier

 On ne quitte jamais vraiment l’Eden, un seul regard suffit à nous y emprisonner de nouveau.

 

Après le très remarqué Ceux que je suis et sa moisson méritée de quelque quatorze prix littéraires, Fuir l'Eden est le 2e roman d’Olivier Dorchamps à paraître aux éditions Finitude et, en ce mois de mars 2023, au format poche aux éditions Pocket.

L’Eden est une tour d’habitation, massive, radicale, construite dans le style brutaliste d’après-guerre quand il est devenu urgent de proposer de nombreux logements et donc de bâtir à une vitesse inversement proportionnelle au coût. Le béton, brut, froid, peu cher sert alors à édifier des barres d’immeubles sans âme, bientôt synonymes d’échec, de violence et d’exclusion. L’Eden Tower du roman, avec sa barre d’appartements haute d’une trentaine d'étages flanqués d’une colonne d’ascenseurs, est fortement inspirée de la Trellick Tower, œuvre de l’architecte hongrois Ernö Goldfinger située dans le quartier de Notting Hill à Londres, inaugurée à l’été 1972 et classée en 1998.

 

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière.

 

C’est elle qui barre l’horizon et nous écrase en 1re de couverture. Cet Eden-là n’a rien d’un jardin paradisiaque ; cet Eden-là, c’est le monde de l’effondrement et de la laideur. À fuir.

 

Olivier Dorchamps confie le récit à un adolescent dont on n’apprendra le prénom qu’à la page 166 — Adam habite l’Eden, un symbole. Avec ce « je » magnifiquement incarné, l’auteur nous immerge dans le récit que fait de son quotidien ce garçon attachant, tiraillé à mi-chemin entre l'angoisse et l'espoir. Avec la crise économique, incapables de rembourser l’emprunt, les Payne ont vu leur maison saisie par la banque et la famille s’est enfoncée dans une spirale infernale qui la conduite jusqu'au 13e étage de l’Eden Tower et un trois-pièces décrépit qu’Adam partage avec sa sœur Lauren de trois ans sa cadette et leur père qu’il n’appelle jamais autrement que l’autre, une manière comme une autre de tenir à distance cet Écossais alcoolique et violent. Adam est un enfant grandi trop vite après que leur mère est partie à son travail un matin et n’a pas reparu le soir. Un abandon dont Adam s’explique mal la soudaineté bien qu’il comprenne qu’elle se soit échappée des cris, des insultes, des violences de l’autre qui la laissaient, inconsciente, tuméfiée, sur le carreau.  Parfois la survie seule ne suffit pas.

 

Les femmes, comme le temps, s’échappent parfois pour exister.

 

Depuis huit ans, le silence maternel reste une énigme et avive les doutes. Les a-t-elle jamais aimés, lui et sa sœur, alors qu’elle leur a tourné le dos et n’a plus donné signe de vie depuis ce 13 mai ? (Le nombre 13, encore).

Adam veille sur Lauren, remplace la mère, crée des fictions, invente un récit familial aux antipodes de la sordide réalité.

 

Je mentais ma mère à ma sœur. Je ne la racontais pas, je la mentais. Au début je m’agrippais à mes propres souvenirs pour inventer une mère heureuse dans une vie qui n’a jamais été la sienne. Mais ceux-ci se sont vite taris. À neuf ans on ne pense pas à les engranger.

 

À l’ombre de l’Eden, ce pourrait être une nuit sans fin sans ces amitiés lumineuses qui viennent trouer la grisaille et l’horizon terne. Ce sont des amitiés faites pour respirer et les personnages secondaires ne sont pas traités à l’économie. Ben dont la famille est arrivée de Somalie est un graffeur prometteur, et Pav avec sa gueule d’ange qui fait fondre les filles est un Polonais gouailleur. On se prend à aimer ces trois-là pour leur vaillance et l’esprit farouche qui les empêchent de baisser les bras alors qu’il leur serait si facile pour se faire de la thune de rejoindre les dealers qui zonent au pied de la tour.

 

La chance, mec, ça n’existe pas. Sauf pour ceux qui sont nés dedans et qui n’en font rien. Chez les pingouins comme nous, la première des chances c’est de ne pas finir en bouquet de fleurs sur le portail de l’Eden. Pour le reste, c’est toi qui décides. Soit t’apprends à nager, soit tu coules et tu pleurniches que c’est la faute à pas de chance.

 

Au lieu de cela, chaque jour, vacances ou pas, Adam travaille depuis ses 13 ans (13, toujours) à la supérette Mister Ferguson. Trois fois par semaine, il fait la lecture à Claire, vieille Irlandaise devenue aveugle à la suite d’un terrible drame, avec qui Adam a plus en commun qu’il ne croit. Il faut dire que la vieille dame comme le jeune garçon essaie de survivre à l’absence. Adam découvre pour la première fois quelqu’un qui se soucie de lui, quelqu’un pour qui il compte. Claire est la première à accueillir ses larmes, l’une des rares à croire en lui, à former des espoirs, à ne pas le regarder comme une coque vide qui encombre le pavé.

 

N'oublie pas de vivre au moins autant que tu lis, Adam. Les romans permettent de mieux vivre et la vie de mieux lire. C'est une question d'équilibre. Le jour où tu auras trouvé le tien, il te propulsera vers ton avenir. Sers-toi des livres pour vivre pleinement ta vie, mais ne vis pas uniquement à travers eux.

 

Avec l’argent honnêtement gagné, Adam gâte un peu sa petite soeur et économise dans l’espoir d’un jour rejoindre leur mère partie, suppose-t-on, au soleil d’Espagne. L’espoir, voilà ce qui l’aide à tenir quand les insultes pleuvent, qu’il faut tant bien que mal parer les coups paternels, protéger Lauren et se retenir du pire. L’espoir, ce pourrait être cette discrète jeune fille aux yeux clairs croisée sur le quai de Clapham Junction, dont Adam a agrippé le sac et qui s’est enfuie se méprenant sur ses intentions. L’éblouissement a un nom, il s’appelle Eva — un autre symbole, bien sûr, bien qu'Eva n’habite pas l'Eden. Un père architecte, une mère décoratrice d’intérieur, elle habite de l’autre côté de la voie ferrée qui trace la frontière entre les beaux quartiers et la misère. Après quelques péripéties, Adam la reverra. Ils prendront le train jusqu’à Brighton, il foulera le sable pour la première fois lui qui n’avait jamais vu la mer et fera provision de douceur pour les jours sombres à venir, car cette rencontre qui doit tout au hasard va amorcer un processus de ressouvenance, déterrer des traumatismes enfouis jusqu’à la déflagration finale. Qu’avait voulu dire sa mère quand elle lui avait murmuré :

 

le choix n’existe qu’au-delà des rails❞ ?

 

Jusqu'où peut-on aller pour échapper à la violence ? Jusqu’où peut-on aller par amour ? pour ressentir encore la pulsation fiévreuse de la vie et de l’espoir ? C’est ce qui est à découvrir dans le dernier tiers de ce récit qui est aussi un roman de l’amour quelle que soit sa forme.

 

L’Amour pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L’Amour ne meurt jamais.

 

Fuir l’Eden n’est pas qu’un livre sur les tourments sociaux qui prennent les gens en étau entre terreur et banalité. Fuir l’Eden est un roman dont la construction astucieuse repose sur des retours arrière qui rembobinent les années, remontent à des événements lointains, s’y arrêtent pour semer dans le sillon du présent les éléments manquants et nous mettre sur la voie de la révélation qui se fait dans les dernières pages.

La voix d’Adam, à l’exception du chapitre 21 confié à sa sœur, porte magistralement ce récit d’apprentissage traversé par un grand cri de vie, entre la colère, la souffrance et l’espoir têtu qui survit malgré les larmes, malgré la rage, grâce au courage et la détermination immenses. Cette voix est l’incarnation même de la sensibilité fine que Le Corbusier pressent sous la rudesse du béton. Sa justesse et sa dignité nous gardent, et c’est tant mieux, de moments trop larmoyants ; la compassion évidente de l’auteur pour ses personnages ne verse jamais dans l’apitoiement ou le misérabilisme, encore moins dans les bons sentiments ou un manichéisme sirupeux. Elle est un modèle de retenue.

Fuir l’Eden a la brutalité du quotidien et d’un réel qui n’épargnent rien. Et Adam, tiraillé entre espoir et angoisse, en équilibre entre enthousiasmes fugaces et doutes persistants, est la présence incandescente de ce roman très réussi qui refuse bon an mal an le caractère implacable des jours, qui unit la grâce à la dureté, la violence du monde à l’espoir que lèvent les rencontres de hasard. Jusqu’au bout, on se demande si Adam pourra être sauvé, car Fuir l’Eden est aussi, et peut-être avant tout, un roman de survie en plus d’être l’éclatante confirmation du talent d’Olivier Dorchamps.

 

 

Ce roman est lauréat du Prix Louis Guilloux, du Prix des Lecteurs de la Maison du Livre et du Prix des Jeunes – Alain Spiess.


꧁ Arrière-plan ⩫ ©Andy Spain, Trellick Tower, London ꧂


Écrire commentaire

Commentaires: 2
  • #1

    Tendron (jeudi, 27 avril 2023 21:17)

    Magnifique critique.

  • #2

    Christine (vendredi, 28 avril 2023 08:23)

    Merci, Laurence. Un deuxième roman qui vient confirmer tout le bien que je pensais de l'auteur. Si tu n'as pas encore lu Ceux que je suis, son premier, je te le conseille.