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Les Enfants endormis, Anthony Passeron, Éditions Globe

 

 

 

Les Enfants endormis

Anthony Passeron

Éditions Globe

288 pages

25/08/2022

20 €

Premier roman

Alors les photos de famille restent là, dans leurs petits cercueils de carton, et on peut les oublier, elles sont comme des croix plantées, elles appellent le plaisir mélancolique. Quand on ouvre le carton, aussitôt c'est la mort qui saute aux yeux, et c'est la vie, toutes les deux nouées et enlacées, elles se recouvrent et elles se masquent.

Hervé Guibert, L’Image fantôme 

Sur la trentaine de bobines que compte la collection de mon père, Désiré et Brigitte n’apparaissent qu’une autre fois. Un super-8 sur la pochette duquel l’inscription a été effacée par le temps. […] J’y reconnais la famille de mon père, heureuse. [Désiré et Brigitte] ne sont pas maigres ou à côté de leurs pompes. Ils n’ont pas perdu leurs dents. Ils ne disparaissent pas dans un coin de l’image. Ils sont encore bien intégrés parmi les vivants. Ils ont l’air heureux, un bonheur timide mais un bonheur quand même. 

[…] je comprends qu’ils auraient pu avoir une vie en dehors de la drogue. Une vie où ils auraient été heureux […] Une vie simple qui n’aurait sans doute pas mérité d’être racontée, mais une vie tout entière. C’est à ce jour-là qu’il faudrait pouvoir remonter pour tenter de tout recommencer autrement.

 

Anthony Passeron remonte à ce jour-là et à ceux qui l’ont précédé, il feuillette les albums photos, visionne les films super-8, explore les archives familiales — les photos en couverture au flou un peu fané comme l’aimait Andreï Tarkovski en sont issues — pour écrire Ce livre […] l’ultime tentative que quelque chose subsiste. En sondant le peu de traces laissées par son oncle Désiré, Anthony Passeron bâtit un roman (la couverture l’assure, mais j’en doute) sur les silences de sa famille. Désiré, héroïnomane, est mort du Sida en 1987 quand l’auteur, né en 1983, n’était encore qu’un très jeune enfant. Désiré, l’aîné de la fratrie, le fils préféré de Louise, celui qui avait reçu en baptême comme le veut la tradition le prénom de l’aïeul, le seul à décrocher son bac, à quitter le petit village de la vallée de la Roya pour descendre à Nice poursuivre ses études, à devenir le secrétaire de l’office notarial, le seul à s’inscrire dans le refus, à ne vouloir pas reproduire le schéma conventionnel et étouffer ses rêves en s’enfermant dans la vie besogneuse et étriquée de son frère Jacques, père de l’auteur, le deuxième fils de la famille, celui qui ne trahirait jamais ses parents après qu’il a repris la boucherie familiale où il trime du matin au soir, six jours sur sept.

 

Je sais avoir pesté contre les romans dont la construction repose tout entière sur l’artificialité d’une alternance sans imagination, mais il me faut reconnaître qu’ici, en tricotant ensemble de courts chapitres dédiés à l’intimité de sa famille et de tout aussi courts chapitres retraçant l’histoire collective au travers notamment des avancées chaotiques de la recherche scientifique dans les années 1980-1990, Anthony Passeron a trouvé la bonne maille pour raconter l’histoire de son oncle, l’un de ces enfants endormis que l’on découvre au petit matin inconscients dans la rue.

 

Sans doute que ça a commencé comme ça. Dans une commune qui décline lentement, au début des années 1980. Des gosses qu’on retrouve évanouis en pleine journée dans la rue. On a d’abord cru à des gueules de bois, des comas éthyliques ou des excès de joints. Rien de plus grave que chez leurs aînés. Et puis on s’est rendu compte que cela n’avait rien à voir avec l’herbe ou l’alcool. Ces enfants endormis avaient les yeux révulsés, une manche relevée, une seringue plantée au creux du bras. Ils étaient particulièrement difficiles à réveiller. Les claques et les seaux d’eau froide ne suffisaient plus. On se mettait alors à plusieurs pour les porter jusque chez leurs parents qui comptaient sur la discrétion de chacun.

 

Venu à Toulouse le mois dernier, Anthony Passeron a expliqué le souci qui avait été le sien de ne pas abîmer l’histoire familiale, de ménager toutes les susceptibilités — beaucoup de sa famille étaient réticents, certains n'ont toujours pas lu le livre — tout en ne renonçant pas à son projet pour lequel la double narration s’était très vite imposée.

La recherche scientifique, d'une part.

Donner le contexte de l’époque alors que la virulence d’un virus inconnu vient mettre à mal l’euphorie insouciante des Trente Glorieuses et montrer du doigt toute une partie de la population — Les autorités bavaroises recommandaient de tatouer un sigle bleu sur les fesses des personnes infectées, raconte dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie  Hervé Guibert qui mourra du Sida en 1991.  

Révéler ce qui se passe en coulisses, les tâtonnements des chercheurs et des laboratoires, leurs querelles, leurs échecs, leurs avancées malgré l’absence de moyens, le manque de réactivité d’administrations qui ne prennent pas l’exacte mesure de ce qui est en train d'arriver, la saturation des services, les premières victimes célèbres — Rock Hudson aux États-Unis ou Michel Foucault en France dont le compagnon Daniel Defert créera à sa mort en 1984 l'association Aides.

D'autre part et en miroir, l’histoire de sa famille avec pour décor, quoi de plus banal, celui de son quotidien.

Montrer combien ils ont vécu dans une solitude effarante l’infection de l’un des leurs par celui que l’on n’appelle pas encore VIH ; comment, sans que ces nouvelles leur parviennent, des chercheurs débutants ou confirmés, des deux côtés de l’Atlantique — Willy Rozenbaum, mais aussi Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier (tous deux futurs prix Nobel de médecine 2008), Christine Rouzioux, Jean-Claude Chermann, Jacques Leibowitch et aux États-Unis, Robert Gallo entre autres — font fi des préjugés et se heurtent au dogmatisme de leur hiérarchie comme à l’absence de coopération entre pays, et s’engagent pourtant vaillamment dans une course contre la montre pour tenter d’apporter dans les meilleurs délais une réponse thérapeutique satisfaisante à une maladie mortelle qui dicte son temps propre, comme l’écrit Hervé Guibert toujours dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie :

 

Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans son atrocité, c’était certes une maladie inexorable, mais elle n’était pas foudroyante, c’était une maladie à paliers, un très long escalier qui menait assurément à la mort mais dont chaque marche représentait un apprentissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le temps de mourir, et qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie.

 

La phase asymptomatique paraît ne jamais devoir finir, elle est le temps long, celui du sursis qui autorise Louise à faire comme si rien n’a changé, à sauver les apparences dans une petite ville où tout le monde se connaît, à préserver la respectabilité de sa famille, à s’enfoncer dans le déni avant que ne surviennent, de plus en plus fréquentes, les infections puis les hospitalisations, anéantissant l’espoir. Malgré les promesses sans cesse renouvelées de Désiré de partir en cure auxquelles Louise a voulu croire, il y aura les rechutes, les mensonges, les vols dans le tiroir-caisse de la boucherie pour payer ses doses.

 

La phase asymptomatique de la maladie est alors devenue la meilleure amie de ma grand-mère. Elle offrait un répit qui rendait encore possibles toutes les dénégations. […] Ceux qui osaient dire la vérité se heurtaient souvent à ses furies, des démonstrations si violentes qu’elles réduisaient à néant toute tentative de discussion. Au village, son fils ne se droguait pas, n’était pas malade. Il était juste un peu fatigué.

 

Si chacun dans la famille réagit à sa façon, l’omerta est bien là.

À Louise la mère ayant fui l’Italie fasciste, les euphémismes, le déni, la colère enfin ;

 

Un micro-organisme, surgi d’on ne sait où, réussissait à enrayer une longue histoire d’ascension sociale, une lutte pour devenir quelqu’un de respecté. Il suscitait des sentiments de honte, d’exclusion et d’humiliation qu’elle s’était jurée, il y a longtemps, de ne plus jamais revivre.

 

à Émile le père, les silences et la fuite à bord de son camion de livraison sur les routes de la vallée ; à Jacques le frère de peu de mots, la colère envers ce gros con de Désiré❞ et à l’auteur et son frère pris entre enfance et adolescence, la peur de ceux qui se trouvent confrontés à des corps mis au supplice, en décomposition de leur vivant, d’abord celui de son oncle, puis celui de son épouse Brigitte et enfin celui de leur petite Émilie contaminée elle aussi.

 

Et donc, l'âge adulte venu, le besoin d’enquêter pour faire parler des silences vieux de plus de trente ans. Et peut-être aussi une forme de devoir échéant à la génération d’après de raconter.

 

En montrant comment la catastrophe se confond avec leur quotidien, qu’elle en est même une dimension, Anthony Passeron écrit, en une double hélice, l’histoire d’une mort physique autant que sociale, l’histoire de son oncle et de sa famille et celle d’une épidémie en évitant l’écueil du sensationnalisme tragique. Son écriture factuelle et sobre, son récit très bien documenté et écrit avec clarté en font une espèce de narrateur idéal, étonnamment détaché et neutre. Apaisé ? Il n’est pas là pour juger, mais pour raconter cette épidémie qui a tout emporté, pour rendre compte autant de la violence de ce que sa famille a traversé depuis la fugue de Désiré parti étourdir l’ennui de ses 20 ans dans les paradis artificiels d’Amsterdam, que des premières années d’une lutte contre un virus qui, malgré les progrès de la recherche, a fait 40 millions de victimes — and counting.

 

Les Enfants endormis est le livre de la survivance, un récit autobiographique (désolée, les explications de l’auteur pour légitimer le terme roman en couverture ne m’ont pas du tout convaincue) qui, grâce à sa lucidité et son absence apparente d’émotions, réussit à rester en équilibre entre devoir de mémoire et exposé précis du long cheminement vers un dépistage fiable et des traitements qui ralentissent l’hécatombe planétaire à défaut de guérir les malades et éradiquer un virus qui tue encore plus d'un demi-million de personnes chaque année.

 

Ce livre pudique et respectueux des siens a reçu en 2022 le prix Wepler Fondation La Poste, le prix Première Plume et en 2023, le prix du premier roman de Limoges et le prix des lectrices et des lecteurs des bibliothèques de la ville de Paris.

Daniel Defert est mort moins d’une semaine après l’écriture de ce billet.


꧁ Arrière-plan ⩫ ©Annie Spratt ꧂


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