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Jour bleu, Aurélia Ringard, Frison-Roche Belles-lettres

 

 

 

Jour bleu

Aurélia Ringard

Éditions Frison-Roche Belles-lettres, Coll. Ex Nihilo

 186 pages 

15/06/2021

17 €

Premier roman

Le bleu ne fait pas de bruit. C'est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l'attire à soi, l'apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu'en elle il s'enfonce et se noie sans se rendre compte de rien. Le bleu est une couleur propice à la disparition. Une couleur où mourir, une couleur qui délivre, la couleur même de l'âme après qu'elle s'est déshabillée du corps, après qu'a giclé tout le sang et que se sont vidés les viscères, les poches de toutes sortes, déménageant une fois pour toutes le mobilier de ses pensées. Indéfiniment, le bleu s'évade. Ce n'est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l'air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l'homme que dans les cieux. L'air que nous respirons, l'apparence de vide sur laquelle remuent nos figures, l'espace que nous traversons n'est rien d'autre que ce bleu terrestre, invisible tant il est proche et fait corps avec nous, habillant nos gestes et nos voix. Présent jusque dans la chambre, tous volets tirés et toutes lampes éteintes, insensible vêtement de notre vie.

Une histoire de bleu, Jean-Michel Maulpoix

Je me demande si, par la convocation de ce lieu, c'est mon avenir que je suis venue chercher ou mon passé que je suis en train de retrouver.

 

Le premier roman d’Aurélia Ringard est de ceux dont le sujet tient en quelques mots : une femme et un homme se sont rencontrés brièvement avant de devoir se séparer et cette brassée d’heures passées ensemble sont de celles qui bouleversent une vie.

 

Cela sonnait juste et ne sentait pas le coup d'un soir.

 

C’était il y a trois mois au vernissage de l'exposition de ses photographies à Paris et ils ne se sont pas revus depuis. Il partait dès le lendemain en reportage dans les Alpes, en Haute-Tarentaise et lui a donné rendez-vous.

 

Voici l'horaire de mon train de retour, je l'ai déjà réservé, Gare de Lyon, le 19 septembre, 13 h 17

 

Leur rencontre ? Une fulgurance. Alors oui, Chloé sera là.

 

Elle s’est contentée de courir jusqu’ici, d’arriver en avance, très en avance même, dans un mouvement superbe d’abandon et d’entêtement fertiles, bras ouverts à la récolte.

 

Bras ouverts à la récolte, c’est beau, n’est-ce pas, d’aller vers son avenir prête à tout cueillir, à tout embrasser.

Ce 19 septembre, elle prend le temps d'attendre cet homme à la fois étranger et intime, installée à une table du Train Bleu, un peu à l'écart d’où elle a le loisir d’être attentive aux vies qui la frôlent, d’observer le ballet des serveurs et celui des gens qui vont et viennent, entrent et sortent comme ils le feraient d’une scène de théâtre. Elle leur invente une vie sous la surface des apparences, au gré de ce qu’elle a vécu ou croit deviner à cette manière qu’ils ont de se mouvoir, de se parler, de regarder autour d’eux ou, à l’inverse, de s’absorber absents au monde et repliés sur eux-mêmes dans leur lecture du moment ou, comme elle, dans le carnet qu'elle a ouvert pour y écrire.

 

Tout est là et rien ne s’arrête jamais. Les voyageurs des gares disent tout avec le rythme de leurs pas et le volume de leurs sacs. Chacun porte en soi des dizaines d’histoires à raconter. En imaginant les destinées, elle a l’impression d’influer sur le cours de leur existence. L’acte de témoigner ne lui semble jamais vain.

 

Dès les premières pages, l'oeil repère des phrases privées de verbe, laconiques, telles ces indications que l’on trouve d’ordinaire dans un script : Mois de septembre. Début de jour ; Arrêt sur image. Fin des vacances ; qu’elles soient empruntées au lexique du cinéma Des plans-séquences de nos amours tentées  ou à celui du théâtre la pincée de drame tenue et nécessaire avant que le rideau ne retombe complètement sur la scène et que le monde se retire. Et tant d’autres.

 

De fait, Jour bleu respectant la règle des trois unités, nous sommes bien au théâtre.

 

✦ Le lieu : on ne sort pas de la Gare de Lyon Un mélange de Chanel et de crasse. De tabac et de sueur et de son restaurant Le Train Bleu, lieu feutré, soustrait à l’effervescence du hall et des quais. Les brasseries, sublimées dans les films de Claude Sautet par exemple, sont des endroits qui permettent de capter l’humain, de retranscrire la vie, d’observer sans que notre présence soit détectée.

 

✦ Le temps : trois heures de la vie d’une femme, Chloé, sur le point de s’élancer vers l’inconnu ; trois heures qui correspondent peu ou prou au temps de lecture du roman ;

 

✦ L’action : si les intrigues secondaires sont absentes, seule la pellicule de la mémoire [recolle] les morceaux❞ pour visionner les souvenirs tremblés que ce lieu particulier fait remonter de son passé d’enfant de divorcés qui, avec son frère, voyageait de l’un à l’autre en train, trajet de quelques heures pour combler la distance entre leurs parents.

 

Tu m’as donné rendez-vous dans une gare. Tu ne pouvais pas savoir. C’est pourtant simple, c’est toute ma vie. Dans ma vie, il y a des gares et des trains. Des trains à attraper, des trains à l’heure, des trains bondés, des trains de nuit, des trains bloqués, des trains en retard.

 

Un prologue et un épilogue écrits par deux « je » différents, le second semblant répondre au premier, bornent une quarantaine de chapitres très courts alternant entre présent et passé, entre Chloé qui se raconte et un narrateur qui relate, à la troisième personne, la rencontre venue la percuter trois mois auparavant Quai de Béthune à Paris. Par cet astucieux procédé narratif qui déjoue avec bonheur la monotonie d’un long monologue, Aurélia Ringard met en mouvement l’histoire de cette attente autrement immobile, tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser, les plaisirs, les blessures, les doutes, les souvenirs que [Chloé] gratte comme on écorche la roche lors de fouilles archéologiques pour donner un contour approximatif au passé, les traumatismes de l'enfance c’est un été où les châteaux de sable se construisent et où notre famille s’effondre, la fin d’un mariage dans la douleur, les pleurs du père dans la cuisine, les étreintes maternelles aux effluves de Shalimar, le désir et l’élan enfin qu’elle choisit, elle, afin de Tout faire pour ne pas finir avec des regrets ou un goût d’inachevé.

 

L’écriture d’Aurélia Ringard a l’élégance retenue qui sied à cette attente où l'inquiétude le dispute à la griserie. Tout n'est que discrétion. Quelques allusions à des textes connus de tous se glissent çà et là : Les Mots bleus de Christophe dès la première page

 

Derrière la vitre, on articule des mots que l’on dit surtout avec les yeux

 

ou encore les premiers mots du poème de Bernard de Ventadour qui ouvrent le chapitre 10 et que citait Sylvain Prudhomme dans Par les routes.

 

Le temps va, vient, vire…

 

Des images déroutantes naissent d’associations imprévisibles, tels cette vie contemporaine qui gifle la poésie ou ce silence à fendre les muscles, qui dépaysent le lecteur autant qu'elles le captivent.

 

Et ce bleu qui calme les fièvres autant qu’il dit la couleur de l’âme mélancolique

 

Bleue est la couleur du regard, du dedans de l’âme et de la pensée, de l’attente, de la rêverie et du sommeil.

Une histoire de bleu, Jean-Michel Maulpoix

 

et dont la chatoyante palette venue du passé nimbe ces heures d’attente et leur donne une tonalité propre : le bleu immémorial, celui du ciel et de la mer, mais aussi celui des lèvres les jours de grand froid, des rideaux, du coton, de la voiture familiale, le bleu-vert des yeux maternels, le bleu de ce jour enfin […] le grand jour. Le jour sans filet où Chloé attend cet homme au Train Bleu, comme si à l’instinct elle plaçait sa vie à venir, cet amour à éclore, son cœur grenade impossible à dégoupiller, sous la protection de cette couleur-talisman au moment où tout s’apprête à basculer vers l’inconnu.

 

Alors que se tournent les dernières pages de cette histoire en train de s'écrire dans le carnet qu'elle a toujours avec elle,

 

J’essaie de mettre de l’ordre dans l’histoire, mais j’ai la mémoire en vrille, il me manque des photos de famille. Je ne sais pas comment structurer le temps, ni comment le définir. Si je devais en faire un livre, on dirait que je suis une narratrice chaotique. Je recompose, ni plus, ni moins, je tente de décrypter les événements et les choses. Au bout du compte, j’interprète, j’imagine. C’est peut-être imaginairement que l’on aime. Des parents, une vie, une gare. Un homme. On aime l’image que l’on s’en fait.

 

le lecteur se demande — l’identité du narrateur percera-t-elle enfin ? Le photographe sera-t-il au rendez-vous par lui fixé ?  Existe-t-il vraiment ? n'est-il qu'un fantasme ?  —

 

[...] il est temps de lever le voile et de savoir si cette aventure est réelle, si cette histoire — notre histoire — est réelle.

 

car le talent d’Aurélia Ringard est aussi de faire de ce récit intimiste un roman à suspense et à énigme. À mon tour, je me suis retrouvée prise dans un entre-deux, entre l’impatience de gagner les dernières pages pour savoir enfin et l’envie de ralentir ma lecture pour rester encore assise à cette table à l'écart, à goûter ces heures lentes au-dessus desquelles planent la persistance de la mémoire et l’incertitude de l’avenir.

 

Convoquer l’instant, celui qui scintille plus que les autres, ne plus bouger, ne plus s’appesantir, c’est un privilège. Rêver. Juste rêver. On ne sera pas jugé pour cela.

 

Comment ne pas tomber sous le charme de ce Jour bleu en équilibre entre passé et présent, entre mémoire et hypothèses, entre l'attente anxieuse et un bonheur à venir qui s'abriterait, pourquoi pas, dans une cabane au bord de mer, ma vie rêvée depuis longtemps ? Un roman qui parle de ceux qui doutent, se trompent, (se) cherchent, vont de l’avant et vers l’autre à pas timides comme l’écrit Cécile Coulon dans le poème sur lequel, après un dénouement théâtral et rapide, tombe le rideau.

 

Fascinant premier roman.


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