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Debout dans l'eau, Zoé Derleyn, Le Rouergue

 

 

 

Debout dans l'eau

Zoé Derleyn

Éditions Le Rouergue, Coll. La brune

144 pages

05/05/2021

16 €

Premier roman 

L'enfance est une chose étrange, à la fois adorable et exténuante, un trésor et un chaos.

 Christian Bobin, Geai 

L’étang la nuit n’est pas le même. Il est plus large et plus profond ; il n’a pas de fin. […] L’eau m’a d’abord paru plus chaude qu’en journée, presque tiède sur mes pieds, et puis je me suis enfoncée et le froid m’a attrapé la taille, un frisson est remonté comme un étau le long de mon dos, de ma nuque […] Après quelques brasses, je l’avais reconnu. Plus froid, plus profond, mais le même malgré tout. […] Je reconnaissais l’étang et je n’étais plus pressée, j’étais chez moi.

 

Debout dans l’eau, premier roman de Zoé Derleyn, nous transporte le temps d’une saison dans le Brabant flamand, région de ciels qui se déploient, immensité opaque, au-dessus de prairies vallonnées qui succèdent aux bois, où les vergers et les vignobles s’étendent à perte de vue, dont la paix n’est chahutée que par les seuls trilles des oiseaux.

 

Même sous la pluie, la lumière ne quitte jamais les champs. Ni les chemins. Une lumière qui vient de l'herbe, des feuilles, de l'intérieur des plantes et des arbres. Mais l'étang lui absorbe la lumière.

 

Ils sont trois à vivre sous le toit d’une grande bâtisse posée dans un vaste paysage de pâtures et bordée d'un étang qui s’enroule autour de la maison dans une étreinte tiède. Ce lieu à l’écart semble à l’abri des grands bouleversements et pourtant…

 

L’histoire nous est racontée par une fillette dont on ne connaîtra pas le prénom, et qui va sur ses douze ans, âge délicat entre enfance et adolescence. Abandonnée toute jeune par sa mère à la garde de ses grands-parents, elle grandit, solitaire, dans cet endroit préservé où elle a fini par se sentir chez elle

 

Je me souviens seulement qu'il m'arrivait d'avoir peur. Peur qu'elle [la mère] ne change d'avis, qu'elle ne revienne et me force à repartir avec elle, qu'elle m'arrache à l'étang, à l'herbe et à la ferme, au vent. Je ne bougeais pas, je ne respirais plus, je restais exactement là où j'étais en imaginant que j'étais une statue, un objet, quelque chose que personne ne songerait à déplacer.

 

C’est l’été qui s’étire mollement au pays de l’enfance. Les visites sont rares, mises à part celles d’Inge et Lieve, les infirmières, et de Magda, la femme de ménage ; celle de Frank et Bert venus pécher l’anguille. 

À l’étage, dans une chambre aux larges fenêtres ouvertes sur le dehors qu'il aime tant, le grand-père vit son dernier été et ne quitte plus le lit, il s'efface, chaque jour plus maigre, plus translucide.

 

Je sais bien qu’il va mourir. Bientôt. Je sais bien que sans l’oxygène de la machine, il serait déjà mort. Mais j’ai du mal à croire que cela va réellement se produire. J’ai l’impression que je pourrais rester assise là, sur son lit, éternellement. Il ne va pas mourir maintenant. Ni maintenant ni maintenant.

 

En bas, la grand-mère fait de la confiture de groseilles à maquereau dont l’enfant et le grand-père raffolent. Si les relations ont toujours été distantes avec cet homme froid et autoritaire, 

 

Je ne sais pas si mon grand-père m'aime. Je ne crois pas. Moi non plus. 

[…]

Je ne suis pas certaine de savoir à quoi ça sert, un grand-père.

 

elles sont à peine plus chaleureuses avec la grand-mère, taiseuse, Elle ne me pose pas de questions et je ne raconte presque rien, qui la laisse libre d’explorer les alentours. Son imagination fertile compense la morosité du monde des adultes. La nature, habitée, est le terrain d’une aventure intime où l’étang, matrice primitive et un peu magique, est la thébaïde de cette enfant du dehors qui n'en a jamais fini de sonder les secrets de la vase.

 

Debout dans l'eau jusqu'à la taille, je suis capable de rester immobile dans l'étang très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. À travers le reflet de mon maillot rouge, j'aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s'approcher de moi jusqu'à ce qu'ils m'embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j'oscille légèrement, je respire au rythme de l'eau, je fais partie de l'étang. J'entends ma grand-mère qui m'appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout.

 

Avec des phrases courtes, comme retenues au bord de la mélancolie — du chagrin, peut-être ?  Zoé Derleyn nous invite à pénétrer l’imaginaire d’une jeune enfant qui s’invente un monde, franchit les océans, jette des ponts vers les lointains, qui ressent plus qu’elle ne comprend le lien qui l’unit à son grand-père au moment-même où la mort prochaine commence à l'effilocher, 

 

Nous aimons les mêmes choses. L'étang, les groseilles à maquereau, la lumière et le jardin. Tout ce qui lui manquera tant. [...] Je ne l'avais pas remarqué avant. Depuis qu'il est malade, ça se voit plus. Qu'on aime les mêmes choses. Mais je ne sais pas quoi faire de ça.

 

Une presque adolescente qui s’éveille à un sentiment qu’elle comprend mal pour Dirk, l’aide-jardinier, ô mon prince adoré.

 

C’est l’été de la perte, celle prochaine du grand-père, celle de l’enfance qui s’en va, emportant avec elle une part d’innocence, alors que la vie se révèle dans sa fragilité et son impermanence, et que seule s’offre la protection réconfortante de la nature quelles que soient les colères qui secouent ce monde familier.

 

Ma grand-mère me demande de fermer la porte. Le vent est tiède, il sent la pluie. Je n’ai pas envie de fermer la porte. Je reste sur le seuil et regarde les tourbillons de poussière soulevés par le vent. Le craquement est si fort que je sursaute malgré moi ; l’éclair libère la pluie, elle s’écrase sur les dalles de la terrasse, une eau lourde, puissante. L’odeur de la terre se mélange aux effluves sucrés des framboises. J’ai envie de nager. Je sors sur la terrasse, ma grand-mère m’appelle. La confiture commence à prendre, elle ne peut pas quitter sa casserole, il est facile de feindre de ne pas l’entendre. Je danse. J’ai la tête en arrière, la bouche ouverte. J’ai un peu peur mais je me convaincs que non.

 

C’est l’été des jours qui languissent, des heures qui n’attendent rien et au cours desquelles [elle] ne parvien[t] pas à sortir de l'ennui❞ autrement qu'en laissant vagabonder son imagination : n’a-t-elle pas vu une baleine fendre la surface de l’étang ? Des jours suspendus et solitaires, interminables avec leur temps propre, élastique, comme le sont parfois les journées d’enfance qu’elle occupe avec les trois chiens de la famille, Baron, Tempête et Roc qui lui ressemble étrangement même si Baron reste son préféré.

 

Nous sommes ici pour les mêmes raisons, notre propriétaire précédent ne voulait plus de nous. Et aucun de nous n'a de pedigree, lui n'est ni un labrador noir comme Baron ni de la race dont j'ai oublié le nom comme Tempête, qui est gigantesque et de couleur fauve et qui ressemble à un lion qui aurait une tête noire, et moi, je suis à peine la fille de ma mère.

 

Des jours qu’elle aime passer seule, malgré l’ennui, malgré le désœuvrement, malgré le piano dont elle n'est plus autorisée à jouer, malgré les livres qui restent enfermés dans la bibliothèque, fuyant les cousins que la grand-mère a cru bon d’inviter pour rompre sa solitude.

 

Je suis contente que mes cousins ne soient pas là. Ma grand-mère a parfois peur que je m’ennuie, toute seule pendant les vacances scolaires. Alors, elle invite des cousins éloignés et d’autres cousins pas si éloignés que ça. Je préfère m’ennuyer seule plutôt que jouer avec eux. Quand ils sont là, j’organise des parties de cache-cache pour leur échapper.

 

Des jours silencieux, faits de petits riens qui sont tout, racontés par une écriture pure dont la lenteur presque élégiaque marque le temps qui passe, sans fracas mais irrémédiable, de ce qui imperceptiblement, sans qu’elle en ait conscience, forme la jeune fille en devenir, pour l’instant prise encore dans cet entre-deux de joie simple et de douleur sourde, entourée d’un amour sincère bien que peu loquace et démonstratif.

 

L’écriture mesurée de Zoé Derleyn, en plus de rendre subtilement perceptible toutes les sensations de l'enfant en présence de la généreuse nature environnante — le verger et le poirier qu’il a fallu débiter, le potager fécond et son vieux saule, les peupliers qui se balancent au vent et entonnent La Brabançonne, et l’étang, bien sûr, avec ses berges abruptes. Les saules têtards s’y accrochent, tellement penché vers l’eau qu’ils ont l’air sur le point de basculer tête la première dans leur propre reflet — parle des minutes qui contiennent des heures, des liens que l’on tresse et détresse comme elle le fait des franges de la couverture, de la mort qui rôde, d'images qui sourdent des tréfonds de l'inconscient,

 

Il [le grand-père] commence à ressembler à un lapin malade et ça me fait penser à la carabine.

 

de la vie qui avance et nous pousse malgré tout, de l’enfance avec son odeur de lait chaud et de vanille que l’on croit perdue à tout jamais, des mondes inventés qui restent toujours là à occuper un coin de notre mémoire.

 

Debout dans l’eau est un très beau premier roman, porté par la fraîche candeur du « je » de cette fillette. Une parcelle d'enfance, à la fois universelle et particulière, que chacun de nous lira, augmentée de ses souvenirs.

 


꧁ Arrière-plan ©Geneviève Cygan ꧂


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