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Aux amours, Loïc Demey, Buchet-Chastel

 

 

 

Aux amours

Loïc Demey

Buchet-Chastel 

112 pages

11/03/2021

12 €

 

 

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.

Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant

Et de baiser sur cette bouche la naissance

De la voix qui m’est chère ?

 

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués

En étreignant ton ombre

À se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas

Au contour de ton corps, peut-être.

Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante

Et me gouverne depuis des jours et des années,

Je deviendrais une ombre sans doute.

Ô balances sentimentales.

 

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps

Sans doute que je m’éveille.

Je dors debout, le corps exposé

À toutes les apparences de la vie

Et de l’amour et toi, la seule

qui comptes aujourd’hui pour moi,

Je pourrais moins toucher ton front

Et tes lèvres que les premières lèvres

et le premier front venu.

 

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,

Couché avec ton fantôme

Qu’il ne me reste plus peut-être,

Et pourtant, qu’à être fantôme

Parmi les fantômes et plus ombre

Cent fois que l’ombre qui se promène

Et se promènera allègrement

Sur le cadran solaire de ta vie.

 

Robert Desnos, À la mystérieuse in Corps et Biens, 1930

j'ignore quelle est la prosodie de votre accent, si vous utilisez cette langue qui est la mienne jusqu'alors impuissante à susciter votre apparition, je ne fais que vous ébaucher, que vous bredouiller et je crains qu'à l'heure de notre confluence nous ne soyons pas en mesure de nous comprendre, mais dissipons cette inquiétude, ne nous attachons guère à ces menues vétilles, dans le cas où notre conversation trébucherait nous n'aurions qu'à nous servir du langage des merles et de l'alizé

 

Aux amours : portrait de l’amoureux solitaire en aventurier des mots et du temps long. 

De moins en moins rares sont les livres dont le dispositif expérimental bouleverse nos habitudes de lecture, et c'est très bien. Ni roman ni poème, mais longue phrase qui prend son temps, le savoure même, qui déambule sur une centaine de pages où seules les virgules - à foison - ponctuent un (af)flux hésitant entre romanesque et poétique que rien ne semble vouloir contenir.

 

Un homme attend une femme qui tarde à venir à lui, mais se sait-elle attendue ?

Loïc Demey écrit l’attente, les minutes qui enflent, le temps qui s’étire et se déplie en une unique phrase. Privée de ces outils minuscules qui d’ordinaire lui donnent sa forme et son rythme, elle n’a de cesse de repousser le point final qui, perfide, mettrait un terme à sa rêverie. Oui, chez Loïc Demey, la phrase rêve et devient la forme incarnée du temps, tout en étant au plus près de ce que Jean-Michel Maulpoix appelle un no man’s time. Pas simple, mais pas contradictoire pour autant !

 

une sensation ne sera jamais transposable en chiffres et en lettres, la séquence écoulée, dans son intégralité ou partiellement, la suivante débute sans transition ni raison ni ponctuation et pour retranscrire davantage de justesse mon impression même si la recherche d’une exactitude demeure vaine une question pourrait être formulée de cette manière n’ouvrons pas les guillemets préférez-vous que je vous attende ici ou aimeriez-vous que je vous attende ailleurs ne fermons pas les guillemets et allons à la ligne pour entamer un paragraphe ne débutant pas par un alinéa et sans majuscule une nouvelle idée parfoismêmesansespace mais, à bien y réfléchir, les rêveries ne vont pas à la ligne

 

Non, inutile de prendre une grande inspiration, laissez les mots venir à vous, offrez-vous à eux comme on offre son visage au soleil printanier : abandon et ravissement. La phrase rêvasse (le mot n'est certes pas joli mais il dit assez bien cette rêverie sommeillante), elle a la lenteur évanescente qui sied à l’attente de cette femme fantomale, et prend des détours, somme toute peu pressée de gagner l'issue. Nulle urgence, nulle logorrhée. La lenteur engourdie fait bâiller le temps, car le plaisir n’est pas que dans l’attente, il est aussi dans les méandres de la pensée, dans ce qu’elle dévoile et ce qu’elle tait.

 

What matters is precisely this; the unspoken at the edge of the spoken.

Virginia Woolf, A Writer's Diary, 21st July 1912 

 

demain vos paroles, votre visage et votre silhouette se seront effacés alors je vous inventerai encore, je vous chercherai encore, je vous attendrai ailleurs et nous nous retrouverons comme si jamais nous ne nous étions quittés, vous serez une autre déambulant dans une nouvelle histoire, la même mais au cœur d’une scène différente que je façonne, inlassablement, jusqu’à ce que vous consentiez à m’apparaître

 

L'écriture de Loïc Demey est une effeuilleuse. Il y a la richesse sensuelle de la langue, dans les mots choisis, dans les adjectifs et compléments de nom qui marchent à leur côté

 

vos affirmations suffiront à rendre ma nuit placide et l’avenir affable, l’éternité cordiale, cet instant inoffensif, la joie leste et les affres discrètes parce que je doute, Lise, permettez-moi dans le cadre exclusif de cette lettre que je déposerai, ne sachant par l’entremise de quels vents l’expédier et à quels yeux l’adresser, sur le guéridon du vestibule, à côté du téléphone et sous ma clé de voiture, acceptez sans opposer de résistance, parmi les mots impétueux de cette lettre et seulement ici que je vous attribue cette identité exprimant la plénitude et le serment, ce prénom aux consonances de sable mouvant, il vous ira si bien, ma chère Lise, ma bien-aimée Lise, ma Lise évanescente et fugitive

 

dans leur agencement inédit pour demeurer liés à cette femme blonde à la robe aux coquelicots par un précieux cordon de signes 

 

je ne sais rien de vous ne connaissez rien de moi

 

et la faire voyager dans l'univers en émanation❞ cher à Gaston Bachelard.

 

Cette attente est un moment de calme partagé, un temps d’intimité heureuse, d'une présence malgré l’absence, et l’ébranlement que, malgré tout, provoquerait l’irruption de Lise (joli prénom pour l'hypothétique lectrice de la lettre) dans un processus créatif jalousement gardé.

 

seul compte et vit ce que mon imagination crée, une feuille de platane descend la rivière, à hauteur de l’îlot le courant l’entraîne à gauche, lui fait prendre ce bras d’eau plutôt que l’autre, la feuille se pose un instant sur la rive puis récupère le cours des flots, vous êtes allongée sur cette feuille et vous considérez longtemps le ciel en déplaçant les étoiles, vous remaniez à votre guise l’agencement des constellations, l’ordre et le tourbillon  du cosmos, et je discerne la déraison de votre comportement, invraisemblable, insensé, vous redessinez l’espace et dans mes songes personne n’a le courage ni l’insolence de me contredire, au fil de mes rêveries je règne en créateur, en juge et maître

 

La phrase vague et divague, s’en va même naviguer sur d’autres textes, plus classiques, dont les voix racontent elles aussi les frissons sensuels d’amours improbables, exacerbés par l'attente interminable :

 

c’était elle, il ne s’était pas trompé, magnifique et rayonnante, la chevelure exubérante, bouclée, un visage harmonieux fait de traits délicats, c’était elle et pourtant tout l’amour qu’il avait accumulé venait subitement de se dissiper, c’était elle et pour elle il ne ressentait rien. Otto Sfortunato era innamorato di un’ombra

 

Ombre ? 

Illusion ? 

Vide creusé par cette Arlésienne que Loïc Demey tente de faire venir à lui et qui ne viendra pas, préservant son mystère qu'il eût été dommage de ne pas garder intact. La phrase est partie à l'aventure et le point d’interrogation sur lequel elle vient buter n'est pas un point final. Elle m’a ramenée à l’un des chocs littéraires de mes années d'étudiante, une autre très longue phrase (une soixantaine de pages), lue il y a longtemps, celle de La nuit juste avant les forêts (Éditions de Minuit, 1988). Bernard-Marie Koltès y fait parler un jeune homme qui tente de retenir quelques heures, dans les rets des mots, un inconnu qu'il vient d'aborder dans la rue un soir où il est seul, effroyablement, épouvantablement, atrocement seul. C'est d’une poésie crue, douloureuse, âpre, aussi éloignée que possible de la sensualité de la lettre que confie Loïc Demey à la douceur d'un rouleau de papier bouffant. Pourtant, comme Koltès avant lui, Demey lance des filets de mots qui palpitent pour que s'y raccroche l'amour - ce versant escarpé de la solitude❞ (Christian Bobin, L'Éloignement du monde).

 

Lisez ce texte à voix haute pour connaître la joie d'exprimer toute la beauté de ce voyage intérieur qui parle d'amour autant que de solitude.

 


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