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La Fille que ma mère imaginait, Isabelle Boissard, Les Avrils

 

 

 

La Fille que ma mère imaginait

Isabelle Boissard

Les Avrils

224 pages

05/05/2021

Premier roman

Pocket n° 18548, 25/05/2022

 

❝Voyager, c'est se déshabituer. C'est aussi aller à la recherche d'une partie perdue de nous-même, tellement perdue qu'on ne saurait dire en quoi elle consiste, ni même si elle a jamais existé.

Olivier Rolin, Baïkal-Amour

 

Déménager, c’est un petit deuil.

 

Il y a d’abord eu la Suède, puis l’Italie et maintenant, Taiwan. 

Putain, une île ! 

C’est cash, c’est Isabelle, 48 ans, mariée, deux enfants, qui vient d’apprendre la nouvelle affectation de son mari et leur prochaine destination : Taipei.

Deux expatriations, ça va ; trois, bonjour les dégâts ?

À chaque nouvelle mutation de Pierre, c’est un dépaysement et tout est à refaire : un nouveau pays, une nouvelle ville, un nouvel appartement, de nouvelles relations expatriées comme eux puisque dans ce petit, tout petit monde, on reste entre soi. La troisième fois ne devrait être qu’une formalité, elle se révèle décourageante. La fois de trop ? Heureusement qu’avant son départ ses amis lui ont offert un cours d’écriture à distance et un carnet Moleskine à la couverture rouge. Pour son premier roman, largement inspiré de sa vie d'expatriée, Isabelle Boissard nous met sous les yeux ce petit livre rouge, journal tenu à peine deux-trois mois, du 10 août au 1er novembre. 

 

Elle n'en peut plus de ce microcosme d'expat, de ces mères parfaites, ces « Blandine de la chatte », ces « Ludivine de la prostate » qui passent leur temps à vanter les avantages comparés des lycées français à travers le monde ou qui meublent la vacuité de leurs journées entre cours de yoga et organisation de soirées où règne l'entre-soi.

 

Isabelle octroie à son ton, volontiers impertinent, souvent caustique, la liberté qu’elle n’a pas. Son humour est mordant, radical, décapant ; Isabelle ne fait pas dans la dentelle. 

 

L'expatriation, ce jardin d'Éden où la femme exhibe le kiki de son mari derrière une bonne grosse feuille de paye. On y pratique l'entre-soi, ce qui, paraît-il, n'a rien à voir avec la partouze.

 

Elle se lâche. Écrire dans ce carnet ce qu’elle s'interdit de dire est un puissant dérivatif à la morosité, car, ne soyons pas dupes, elle se presse de rire de tout de peur d’être obligé[e] d’en pleurer (Beaumarchais, Le Barbier de Séville). C'est à la fois triste et drôle, pesant et léger. La façade rigolarde et l’autodérision désinvolte sont des artifices pour maquiller maladroitement le mal être et l'inquiétude,

 

Un expatrié, c’est un équilibriste. Il est difficile de se plaindre, parce que c’est un choix. Un choix fantasmé chez les autres. Certains pensent même qu’on ne paie pas d’impôts. Vivre à l’étranger, c’est surtout s’adapter. S’adapter demande beaucoup d’énergie. Tout le monde sort de sa zone de confort.

 

pour camoufler la difficulté à trouver une place à soi ou plus sûrement à être soi, pour surseoir aux questions qu’elle se pose sur le couple qu’elle forme avec Pierre sur lequel elle a bâti sa vie.

 

À défaut d’un métier, j’ai un statut, celui de conjoint-suiveur. Depuis, je ne sais plus me définir autrement que comme conjointe-suiveuse. Conjoint en écriture inclusive, c’est moins flatteur. Conne jointe.

 

Le sol tremble à Taipei où les bâtiments, eux, sont aux normes antisismiques. Mais qu’en est-il des normes antisismiques d’Isabelle ? Ses filles scolarisées à l’école française, son mari pris par son travail, peu portée sur les rencontres artificielles avec les autres connes-jointes, Isabelle, au bord du vide, résistera-t-elle aux secousses intimes dans un pays dont elle ne parle pas la langue et dont elle n’a pas les codes ? Peut-elle encore ressentir, comme quand on voyage, une excitation à évoluer dans un lieu où elle ne reconnaît rien, pas même elle-même ? Tanguera-t-elle ? Trouvera-t-elle un nouvel équilibre ?

 

Le voyage intérieur reste le principal défi. On a beau partir très loin, on s’emporte soi et c’est toujours soi que l’on finit par retrouver, même au bout du monde. C’est très décevant.

 

À quelque chose malheur est bon, écrit La Fontaine. L’annonce de l’hospitalisation de sa mère la sauvera peut-être d’une vie futile, de l’image qu’elle compose depuis des années et renvoie aux autres, mais dont elle ne se satisfait plus. 

 

L'expatriation est un projet qui n'autorise pas le désœuvrement. Le désœuvrement n'est pas permis et encore moins avouable. Le tout n'est pas de réussir, il faut montrer qu'on réussit et en faire une tête de gondole.

 

En tout cas, cette hospitalisation et le retour précipité en France me sauvent moi, lectrice, d’un texte qui s’était mis à tourner en rond, l’écriture hirsute, généreuse en coq-à-l'âne, ne suffisant pas à maintenir mon intérêt. Je m’ennuyais dans l’appartement taiwanais, Isabelle ne sortant quasiment pas, et je fatiguais de ses saillies verbales auxquelles je ne riais plus qu'à demi.

 

Une fois au chevet de sa mère plongée dans le coma, il est permis d’espérer qu’il va enfin se passer quelque chose qui nous sorte de l’ornière. Et c’est le cas. Exit l'épouse et la mère, Isabelle redevient la fille et si le ton reste pétillant, voire primesautier malgré la douleur, le chemin vers le passé qu'elle entreprend pour rabouter, coller une myriade d’éclats de souvenirs, est sensible et touche à des thèmes forts :

Comment une enfant de dix ans fait-elle le deuil d’un parent ? Comment grandit-elle dans l'absence ?

De quoi, de qui hérite-t-on ? Que transmet-on ?

Quelle place pour les transfuges de classes ? quelle légitimité ?

 

J'ai le complexe de l'imposteur. Je suis un Canada Dry. J'ai tous les attributs de la classe bourgeoise, mais je n'en suis pas issue. Je compte parmi les transfuges. L'expatriation a exacerbé ce sentiment.

 

Et évidemment, les Qui est-on ? Qu’a-t-on accompli jusque-là ? Où va-t-on ? auxquels les quinquagénaires n'échappent pas. Beaucoup de tristesse et de lucidité poignent chez Isabelle quand elle s'ausculte sans complaisance aucune.

 

On attend tous quelque chose. On croit que l’attente est une particularité de l’enfance, puis de l’adolescence, mais non. On attend tout le temps. On est tous les personnages de Hopper.  

 

Dans le silence de la chambre d’hôpital, elle s’essaie à tomber le masque qu’elle a appris à porter en permanence. Avec ses airs bravaches, cette fille/mère/épouse désabusée et au sarcasme facile n’a peut-être pas été la fille que sa mère imaginait, mais elle a accepté de tenir du mieux qu’elle pouvait le rôle de la fille détendue […] que rien n’affecte vraiment, comme elle tient aujourd’hui celui d’épouse comblée auprès de Pierre, aimant, généreux, intelligent, doux et drôle❞ dont le seul défaut est d’être son mari depuis vingt ans. 

 

N'est-il pas temps de cesser de faire semblant et d’être la femme qu’elle imagine, celle dont elle a commencé à esquisser les contours dans ce carnet ?

 

La Fille que ma mère imaginait est un premier roman dont la forme choisie, celle d'un journal intime en train de s'écrire, autorise un ton qui m'a rappelé celui des romans d'Arnaud Le Guilcher. Cette écriture à la va-comme-j'te-parle qui cache mal les fragilités aurait pu être son meilleur atout si les traits d'humour décochés trop systématiquement et reléguant le propos, subtil pourtant, au second plan n'avaient fini par émousser mon intérêt.


꧁ Arrière-plan : Edward Hopper, Western Motel, 1957 ꧂


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