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Les Nuits bleues, Anne-Fleur Multon, Éditions de l'Observatoire

 

 

 

 

Les Nuits bleues

Anne-Fleur Multon

Éditions de l'Observatoire

208 pages

05/01/2022

18 €

 

Vouloir écrire l'amour, c'est affronter le gâchis du langage : cette région d'affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, excessif (par l'expansion illimitée du moi, par la submersion émotive) et pauvre (par les codes sur quoi l'amour le rabat et l'aplatit).

Fragments du discours amoureux, Roland Barthes

Et donc là-dessus on a dormi car de s’aimer comme ça, on dirait pas mais ça épuise.

 

Une manie ? Je ne jette jamais les bandeaux qui ceignent les livres. Pour autant ils ne dictent pas mes choix de lectures et je reste d'ailleurs très prudente quand le message fait assaut de termes définitifs à me faire lever le sourcil de méfiance  ici indispensable, rare, inoubliable. Qu’ils soient écrits par une primo-romancière, Pauline Delabroy-Allard dont le roman Ça raconte Sarah (P.O.L., 2018) racontait lui aussi une passion amoureuse entre deux femmes, me fait craindre que pour l’originalité, il faudra repasser. Et, de fait, le premier roman adulte d’Anne-Fleur Multon, Les Nuits bleues, raconte l'amour naissant entre deux femmes qui se sont elles aussi rencontrées lors d'une soirée de fin d'année. Le récit commence au printemps 2020, temps d'un monde à l’arrêt, de rues silencieuses et désertes, de commerces aux rideaux baissés, d’attestations de sortie auto-délivrées, d’horizon posé à un kilomètre de chez soi.

 

Dès lors, à cette époque inédite où le temps et l’espace se trouvent radicalement bouleversés  le premier dilaté, le second comprimé  comment apprendre à se connaître sans se voir ? Comment vient le désir ? Comment l’entretenir, avant de l’assouvir ?  

 

La narratrice écrit le manque et son vertige

 

C’est l’absence qui peut-être nous rend folles, plus folles que si on avait pu se voir vite

 

ainsi que les stratagèmes imaginés pour y remédier : séances comme au théâtre, repas comme au restaurant, pris en commun bien que chacune reste enfermée chez elle, envois de SMS de plus en plus explicites et crus, de photographies tronquées qui invitent à composer le puzzle du corps de l’aimée, etc.

 

Un morceau de son épaule

Sa main très fine et veinée

Un bord de son ventre et de son caleçon

Un chat contre une cuisse dénudée comme par hasard

Un cou blanc, le soir

L’angle plissé de son polo moutarde avec son pantalon blanc

Sa gorge prise dans le coin d’un pull à capuche gris

Fragment d’un tatouage en forme d’ancre, d’une bague, d’une chaîne

Des bouts d’elle qu’elle compose

Secrètement érotiques

Et que je collectionne

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« S »

 

Fragments  qui attisent le désir plus que ne le ferait un portrait en pied

 

Quand on pensera à l'amour ce jour-là, on se souviendra du désir qui était presque une troisième personne entre nous

 

et poussent la narratrice à braver le confinement pour aller retrouver Sara.

Ainsi débute une passion folle (pléonasme assumé), la fusion de corps brûlants abolissant un monde extérieur, frileux et éteint. Elles inventent des histoires de pirates, un lit-océan, fantasment un lieu lointain et exotique, Abadjane, où leur amour trouverait à grandir loin des attaques lesbophobes.

 

Parfois un éclair de lucidité entre nous on sait que c’est rare,

qu’on s’est trouvées,

que ce n’est pas comme ça

avec tout le monde.

 

L’écriture exaltée d’Anne-Fleur Multon accumule tant de procédés narratifs qu’elle semble s'être mis en devoir de tous les épuiser... et de m'épuiser

✦ chapitres d’une phrase ;

✦ phrases interrompues ;

✦ mots lancés au petit bonheur et se réceptionnant comme ils peuvent, les pauvres, dans le désordre de la page ;

✦ ponctuation rare, parfois inexistante ;

✦ anaphores ;

✦ listes ;

✦ poèmes ;

 

Mon amour

Est-ce que désormais tu voudrais n'avoir jamais quitté Brest

La rade, le port, ce qu'il en reste, le vent dans l'avenue Jean-Jaurès 

 

Mon amour

Il pleut sans cesse sur Brest comme il pleuvait avant

Il pleuvait tellement quand tu étais enfant 

 

Mon amour

Est-ce qu'un jour tu aurais pu penser

Que la pluie pourrait autant te manquer ?

 

✦ descriptions d’émoticônes ;

✦ les pages 115 et 116 saturées de VOSYEUX, etc.

 

 

sont des effets éprouvés par d'autres auteurs qui, employés ici ad nauseam, m’ont agacée alors qu'ils auraient dû me convaincre de la palpitation de ces corps féminins pris dans l’urgence dévorante de la passion. Il n’y a rien d’audacieux dans cette écriture éprise d'elle-même, qui copie, qui plagie.

 

Peut-être ai-je été perturbée que l'autrice préfère souvent l'informe, l'abstrait on❞ à nous❞ ❝On ne peut pas plaire à tout le monde...

Peut-être la surabondance d'effets narratifs était-elle censée pallier la fadeur d'une histoire creuse ? Paradoxalement, elle la prive de rythme et m’a empêchée d’entendre ce que je guettais : deux cœurs manquer un battement à l'esquisse de leur avenir porté par un grand vent d'océan.

 

Les gays, les lesbiennes, les hétéros, les féministes, les cochons de fascistes, les communistes, les Hare Krishna, et j'en passe, aucun d'eux ne me dérange. Peu m'importe de savoir quel drapeau ils brandissent. Ce que je ne supporte pas, ce sont les gens creux. Ceux-là me font perdre tout contrôle. Je finis par dire des choses que je ne devrais pas dire.

Kafka sur le rivage, Haruki Murakami

 

Peut-être ne devrais-je pas dire que trop d’effets tue l’effet, et l'effet pour l'effet tue un roman que ni la forme ni le fond ne me feront tenir pour indispensable, rare, inoubliable.

À l'évidence, ce livre n'était pas, pas du tout pour moi, mais je suis certaine qu'il trouvera des lecteurs à conquérir.


Arrière-plan  Simeon Solomon, Sappho and Erinna in a Garden at Mytilene, 1864 


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