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Sauf que c'étaient des enfants, Gabrielle Tuloup, Éditions Philippe Rey

 

 

 

 

Sauf que c'étaient des enfants

Gabrielle Tuloup

Éditions Philippe Rey

176 pages

02/01/2020

16 €

 

« L’humain est un tissu qui se déchire facilement. »

Christian Bobin, Un bruit de balançoire

« L’enfance a une date de péremption, pas la même que celle indiquée sur les paquets. Elle pensait qu’elle avait le temps de voir venir. On ne voit jamais rien venir. »

 

Sauf qu’ils n’ont rien vu venir. 

Sauf qu’en ce mardi 27 janvier 2015, rien n’aurait dû venir troubler le déroulement d’une matinée ordinaire au collège André-Breton de Stains. 

Sauf qu’ils n’ont rien vu venir. 

Ni le personnel enseignant ni le personnel administratif. 

Ni le principal, Ludovic Lusnel. 

Sauf que quand le téléphone sonne dans son bureau et que la voix du Capitaine Marnin de la brigade de protection de la famille lui annonce l’impensable en deux mots qu’accable une affreuse allitération « agression sexuelle », c’est la stupéfaction, la sidération, l'incompréhension.

 

« Personne ne sait. On a demandé à Lusnel de rester discret, il n'en a même pas parlé à Isabelle qui s'étonnait de son air tendu au café du matin. Le strict minimum à l'adjoint, rien à la secrétaire de direction. Un ballet en sourdine se joue dans son établissement. Les mouvements sont millimétrés. Tout se passe sans heurts, c'est bien huilé et sans répétition. Le collège fourmille silencieusement. Il est malgré lui le cœur d'une toile qui se resserre. Il le sent. Il déteste ça. »

 

Sauf qu’ils sont huit, huit élèves du collège à avoir violé en réunion la jeune Fatima de la cité voisine venue les reconnaître sur le trombinoscope. Huit collégiens dont un très jeune, presque encore enfant. Huit gamins dont la vie va s’arrêter avant même d’avoir commencé. Une toute jeune fille qui portera une marque indélébile, au cœur et au corps, une toute jeune fille a osé parler pour que le silence ne la déchire pas, une 2e fois.

 

Pour son 2e roman après La Nuit introuvable, Gabrielle Tuloup s’empare à sa façon d’un sujet qui, ces derniers temps, a alimenté la plume de nombreuses autrices  (je n'ai pas lu Le Consentement de Vanessa Springora) autant que celle des critiques, au point que l’on pourrait s’autoriser à penser que l’entreprise, une de plus, va jeter un énième pavé dans la mare, que certains vont crier à l'indigestion …  Sauf que c’étaient des enfants.

 

« Le réel ne prend pas de gants. »

 

Sauf qu’ils n’ont rien vu ni soupçonné. 

Ni le personnel enseignant, ni le personnel administratif, ni le principal. 

Ni les parents. 

 

Dans un récit à la froideur factuelle, toute émotion et toute subjectivité chassées de la page, des documents trouvent naturellement leur place pour tenter de donner à voir ce pour quoi les mots manquent et pour nous aider à comprendre. Peut-être. Si cela se peut. Une fiche de cours sur le thème de la trahison, des bulletins de notes aux résultats en dents de scie mais guère alarmants, des rapports d’incident qui ne vont pas jusqu’à la punition ni l’appel aux parents, un compte-rendu de réunion avec l’association SOS Victimes où à la question de culpabilité se superpose celle de la responsabilité, celle des collégiens bien sûr, mais aussi celle des adultes qui n’ont pas su prévenir le drame. Ont-ils raté quelque chose ? N'est-il pas de leur responsabilité de veiller à ce que ces actes odieux ne se produisent pas ? Comment leur vigilance a-t-elle été prise en défaut ?

Dans le même temps, Gabrielle Tuloup nous place au plus près d'eux, enseignants et surveillants. On sent l'odeur de café qui flotte aux abords de la salle des profs, on ressent les tensions internes lors de réunions dont on se demande si elles ne sont pas vaines. 

 

« Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder. »

 

Ce visage, c’est celui d’Emma Servin, professeure de français, c’est aussi celui de ses collègues, celui enfin des parents sur lesquels l’autrice reste, là encore, dans la retenue.

 

On pense à la mère de la victime

 

« Elle se sent brisée en chaque recoin de son être, on a souillé sa chair et chaque parcelle de sa peau de maman, par écho, réclame vengeance. Elle n’a aucune chance de riposter par elle-même. La vendetta nécessite des alliés, elle est seule. Elle s’est tournée vers la police plutôt que d’alimenter le système gangrené qui a démoli son enfant. Ce raisonnement est d’une implacable netteté dans son esprit, elle est pourtant incapable de tenir le même discours à Fatima. Dure comme peuvent l’être les femmes blessées, elle lui reproche d’« avoir cherché ». La phrase reste en suspens. Cherché quoi ? Les embrouilles ? Ce n’est pas ainsi qu’on parle d’un viol. Les hommes ? Ils ont toujours su prendre ce qu’ils veulent sans qu’on ait besoin de le leur donner. »

 

à celle d’un des garçons 

 

« Elle ne dit rien, ne pleure pas. Elle n’est pas fière de ce qu’a fait son fils, elle sait que l’acte est odieux, mais elle est mère et pour l’instant il faut que son enfant survive loin d’elle. Inconditionnellement. Elle repasse dans la salle d’accueil, récupère son téléphone, son portefeuille et les gâteaux qu’elle n’a pas pu lui donner. Elle met au fond du sac, sous les habits sales, les petits bateaux sucrés. L’enfance a une date de péremption, pas la même que celle indiquée sur les paquets. Elle pensait qu’elle avait le temps de voir venir. On ne voit jamais rien venir. »

 

Si une maman reste une maman, son enfant reste-t-il un enfant ?

 

« Lusnel se dit que ces enfants ne savent qu’ils sont coupables. Il repense à Fatima. Elle savait à peine qu’elle était victime, ces garçons ne comprennent pas qu’ils sont bourreaux. » 

 

Des circonstances qui ont rendu le viol possible, du viol lui-même, il ne sera fait aucune description. Des collégiens et de Fatima, non plus. Au lecteur de leur donner chair ou non, d’éviter les clichés ou non, rien n'est dit qui orienterait notre jugement. Ici, nous ne sommes pas dans le domaine du voyeurisme gratuit, mais dans l'évocation presque trop feutrée d’une situation à faire hurler.

Ce récit très distancié m'a fait me poser plusieurs questions : tout cela ne serait-il pas trop lisse ? Ne devrait-on pas avoir accès aux pensées de ces gamins pour comprendre ce qu'ils avaient en tête ? Comprendrait-on mieux ce qui, de toute façon, reste inconcevable ? Est-ce à nous de juger ?

J'en ai conclu qu'il est très habile de la part de Gabrielle Tuloup de n’avoir pas cédé à cette facilité que d’autres romanciers ont revendiquée à longueur de pages avant elle. Elle fait ainsi, dans le silence, une place légitime à l’inaudible, interroge aussi sur comment libérer la parole et consigner l’indicible.

 

« Deux poids, deux mesures. L'essentiel se jouait ailleurs. Il ne m'appartenait pas, à moi, de juger les responsables ou les victimes. Mais j'avais compris une chose : un acte est un acte. Et on avait le droit de lui donner un nom. »

 

Et la vie de tous qui doit continuer, malgré tout, malgré le drame qui perfore leur quotidien, malgré l’effarement que nous partageons avec eux, malgré la béance que cet acte ignoble vient d’ouvrir chez Emma alors que je commence à tourner les pages de la  2e partie pour mettre mes pas dans les siens depuis qu’elle avance sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, sa mémoire allant elle à rebours et empruntant le chemin inverse.

 

Cette 2e partie, à peine une quarantaine de pages, est le domaine d'un « Je » qui a besoin de trouver sa place, son allure, sa respiration.

 

« J'ai avalé des kilomètres de sentiers de terre pour ne pas hurler. Je finissais par avoir un goût de cailloux sur les lèvres. Des pierres plein la bouche, une douleur minérale. Pas après pas, aux roulements de la hanche sous le poids du sac à dos, je disais à ma tête de s'aligner, bien droite, dans la perspective des chemins. D'arrêter ses méandres et ses replis sournois. Mon histoire se superposait à celle de Fatima et je n'avais pas le droit. On ne tire pas à soi la couverture du drame. Une adolescente de quinze ans avait été violée. Pas moi, pas comme ça. La vérité sonnait claire. Coup de gong, fin de partie. J'en demeurais KO. »

 

Le viol dont Fatima a été victime a renvoyé Emma à son histoire personnelle, fait sourdre de vieilles souffrances qu’elle pensait avoir enfouies six pieds sous terre et la fait se livrer dans un portrait très intime au plus proche de ses pensées et de ses souvenirs. 

 

« Sur le chemin de Saint-Jacques [...] on a emporté le minimum et ce qui pèse le plus lourd dans le bagage, on espère s'en délester. »

 

S’alléger de sentiments refoulés, d’une honte encombrante, d’une rage mal camouflée qui souillent chaque journée tant que suppure la plaie.

Là encore, le talent de Gabrielle Tuloup est de n’avoir pas tissé l’histoire d’Emma à celle de Fatima dès la 1re partie, d’avoir offert un espace à chacune car, comme toutes les histoires, chacune est unique.

 

« La vérité, c’est que j’avais déjà compris en partant. Il allait falloir reprendre l’histoire dans l’ordre. Mais quelle histoire ? Celle des enfants ou la mienne ? Celle des enfants dans la mienne, percutant ma réalité. »

 

C’est vrai que l’« On ne tire pas à soi la couverture du drame » et la construction du roman en est la parfaite illustration. On chemine aux côtés d’Emma, lentement, au rythme de ses pensées, de ses pas sur le chemin de Compostelle, flanquée de Béatrice et Gérard ses « deux veilleurs », Gérard et ses phrases à double-fond qui s'ignorent :

 

« Sous un ongle, une poche de sang s'était formée. Je sentais mon coeur pulser jusque dans mon orteil. "J'ai déjà eu ça, sur la portion espagnole. C'est classique [...] T’inquiète pas, tu vas percer et ça ira mieux après, je t’assure." »

 

Percer pour aller mieux après. N'est-ce pas un bon programme ?

Peut alors s’amorcer le retour vers ce qui s’est passé du temps où elle aimait, où elle croyait être aimée,

 

« […] j’avais cru en cet homme comme on croit au ciel et à la mer, et qu’il avait peu à peu effacé l’horizon, brouillant les repères, gommant les points de fuite. »

 

le retour sur ce qu’elle a « ravalé » ces dernières années en acceptant d’être avilie par un homme pervers et matois qui endormait sa vigilance,

 

« Il me blessait et venait poser le pansement que j’espérais. La mécanique était rôdée. »

 

Peut alors se poser la question de savoir si elle aussi l'a bien cherché. Rester, était-ce une forme implicite de consentement ?

 

« Et on s’abîme à vouloir réparer. On s'érode encore et encore pour une miette d'intact. On s’essouffle à disperser la poussière, on ratte et griffe l'habitude pour retrouver l'avant et l’éclat. En vain, forcément. »

 

Peut se poser enfin la question de la légitimité qui, quoi que lui en dise Béatrice, est bel et bien la sienne.

 

Emma se (dé)livre sans chercher à nous convaincre, n’argumente pas, ne force pas notre jugement et, d'ailleurs, ne le souhaite pas.

Fatima, une adolescente de 15 ans consciente d'éventuelles représailles, a brisé le silence, osé porter plainte et désigner ses bourreaux. Elle a montré la voie et ce qu’il faut de courage pour « retrouver l’éclat »

 

Alors peut commencer la 3e et dernière partie, très courte, de ce roman, 

 

« À quinze ans, une presque enfant avait trouvé le courage, avec sa mère, de se tenir debout face à ses bourreaux, de les montrer du doigt. Elle avait déchiré le silence. »

 

À Emma de reconquérir l’estime de soi et sa dignité. Je vous laisse découvrir comment.

 

La construction narrative de ce roman est un modèle du genre. En variant l'écriture - factuelle, puis intime, sèche enfin - et les points de vue narratifs passant de la 3e à la 1re personne, elle casse toute homogénéité, car l'histoire de Fatima et celle d'Emma sont bel et bien différentes et ne peuvent se confondre, même si

 

« [...] un acte est un acte. Et on avait le droit de lui donner un nom. »  

 

En se gardant de surimprimer la violence de la narration sur la violence vécue, Gabrielle Tuloup a fait un choix à contre-courant : ne pas marteler, ne pas inscrire dans l'excès ce texte bref et précis. 

Une réussite servie par le beau travail d'édition de la maison Philippe Rey.


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