· 

Le Chien de Schrödinger, Martin Dumont, Delcourt

 

 

 

Le Chien de Schrödinger

Martin Dumont

Delcourt

160 pages 

11/04/2018

15 €

Premier roman

« Le mensonge est parfois une plus grande preuve d'amour que la vérité. »

Ça peut pas rater, Gilles Legardinier

« Trois jours ensemble, tous les deux, avec la mer autour. Le temps file et ces moments sont rares. Je sais bien que c’est l’âge. Les fils grandissent en s’éloignant des pères ; c’est dans l’ordre des choses. »

 

Qu’il est pudique ce 1er roman de Martin Dumont pour raconter l’indicible : le fils va s’éloigner du père en effet, mais ce ne sera hélas pas dans l’ordre des choses. Un père, qui quelques années plus tôt a dû faire le deuil de son épouse, va accompagner son unique enfant vers la mort alors que la sidération, la douleur, la colère, l’impuissance lui font perdre pied et que son monde s’écroule, une deuxième fois.

 

Pierre et Jean. Jean et Pierre. 

Un monde d’hommes : le père et le fils, seuls tous les deux depuis que Lucille a perdu la vie dans un accident de voiture dont les circonstances laissent planer le doute sur ce qui a réellement fauché cette jeune mère.

 

« Je n’ai pas vu le moment où elle a basculé. Avec le recul, je me dis que j’aurais pu faire quelque chose. Au début, en tout cas, quand elle a commencé à m’échapper. Mais j’avais trop de boulot. Le môme, même à deux ans, il prenait encore une place terrible. D’ailleurs ce n’était pas aussi distinct. Je veux dire : elle avait toujours été comme ça. Fragile, trop sensible. Pas triste, non, mais mélancolique. Oui, j’aime bien ce mot. Mélancolique. […] Ce penchant pour le malheur, bien sûr que je l’avais senti. Ça lui venait toujours par phase, de longues périodes à soupirer. »

 

Alors Jean s’est mis à faire le taxi de nuit pour être au plus près de son fils, chaque jour. L’enfant de 2 ans a grandi ; Pierre a aujourd'hui 20 ans, fait des études de biologie, du théâtre, écrit. Entre le père et le fils est née une belle complicité faite d’instants de bonheur partagés autour d’une même passion pour l’apnée. 

 

« La mer déjà, j’avais du mal à en être si loin. Et puis le silence. Je veux dire, quand je descendais, ce n’était pas seulement le fond que j’allais chercher. L’immensité est aussi à l’intérieur. J’ai toujours aimé l’instant où le cœur s’efface. […] Hors de l’eau, je n’ai jamais été vraiment à l’aise. »

 

Quand la maladie se dévoile, trop tard, bien trop tard, c’est tout un monde qui vacille, tout leur monde. 

 

« J'ai regardé la porte et j'ai compris que ça viendrait de là. Je ne savais pas quoi – d'ailleurs je ne voulais pas savoir. Je n'étais pas prêt. Je fixais cette porte et je priais pour qu'elle ne s'ouvre pas. Jamais. J'ai eu soudain envie de me jeter dessus. Pour la bloquer, pour casser la poignée qui brillait sur le fond blanc. C'était stupide, mais tant qu'elle restait close, tout restait possible. Je veux dire, dans le couloir, il y avait encore l'incertitude. Les futurs, ils étaient là ; ils dansaient derrière la porte. Une foule d'éventualités, leur probabilité. Oui, tant qu'on n'ouvrait pas, la réalité restait libre ; elle pouvait filer dans toutes les directions. Des mondes parallèles. Je les voyais distinctement – les beaux, et puis les autres, un peu plus moches. C'est normal, il faut partout de l'équilibre. Non, ce qui compte, c'est l'espoir. Un mot de trop, une expression ou une porte qui s'ouvre – c'est la mort du conditionnel. »

 

La porte s'est ouverte et la réalité est entrée heurter Jean de plein fouet, envoyant son espoir se cogner contre les murs de la chambre d'hôpital : son enfant est atteint d’un cancer du pancréas, métastasé. Opération, traitement lourd, aucun progrès, aucune rémission. La chute. 

 

Dans ce récit à la 1re personne qui s’énonce sans façon, égrène des mots simples portés par des phrases courtes, Jean nous fait une place à ses côtés pour suivre au plus près ses journées auprès de Pierre : celles d’avant le diagnostic, celles d’après, celles du deuil avant le deuil.

 

« Est-ce que j’avais raté quelque chose ? J’étais son père : les parents doivent pouvoir décrocher la lune. »

 

Martin Dumont réussit à nous faire éprouver jusqu'au vertige le tourbillon d’émotions qui emporte Jean sans jamais céder sur la douceur des mots, à écrire le roman d’un père désemparé, hébété, ravagé face à la pire des épreuves sans jamais céder sur la délicatesse et la pertinence de la réflexion, congédiant toute révolte tapageuse bien qu’elle sourde pourtant :

 

« Je voulais qu’on maintienne sa vie. La qualité, ça viendrait après. »

 

Tant d’humilité chez Jean, tant de silence chez Pierre et enfin, chez Martin Dumont, ce savoir-écrire l’insondable douleur me laisse admirative de tant d’empathie, vraiment, et je me suis sentie privilégiée d’avoir été invitée à écouter, même dans les silences de ces deux hommes économes de leurs mots, ce qu’ils avaient à se/me dire de ces choses si personnelles et intimes qui portent pourtant en elles toute l’universalité de nos vies.

 

Je suis admirative aussi de ce père, à terre, qui se résout à concocter quelques arrangements avec sa conscience et d’autres avec la vérité pour offrir à son fils la vie qui aurait dû être la sienne si le temps ne lui avait pas été confisqué. « Quand la vérité s'embrouille, il faut parfois choisir sa réalité », n’est-ce pas ?

 

Jean va s’employer avec la plus tenace des sincérités à mentir à Pierre, à tisser ensemble les fils d’un mensonge, ou mieux, d'une autre réalité, pour baigner ses derniers jours d'une lumière qui bientôt le quittera. Parce que, parfois, les mensonges aident à continuer de vivre quand ils inventent un futur.

 

« J'étais si fatigué d'être ce type, cette moitié d'homme, ravagé de peur et de chagrin. Et puis cette culpabilité, un truc qui n'en finissait plus. Il fallait bien que ça s'arrête. J'avais menti, d'accord ; mais ce n'était pas ma faute. On me forçait. Pierre, ses yeux, sa souffrance placardée partout. »

 

Ce livre qu’a écrit Pierre et que la maladie ne lui laisse pas le temps de proposer à un éditeur, Jean tente d'abord de le faire publier avec l'aide de son ami, François, allant même jusqu'à trouver une éditrice qui, tout en refusant la publication, accepte d'entrer dans le jeu. Les jours étant désormais comptés, il va faire croire à son fils que, oui, ça y est, lui Pierre Marès ira sous peu rejoindre d’autres écrivains dans les rayons des librairies.

 

« La première fois, je suis entré par hasard. D’ordinaire, je n’allais jamais dans les librairies. […] Je voulais savoir à quoi ça pouvait ressembler, les rêves de mon fils. Il y avait des bouquins partout. Le silence, c’était impressionnant – religieux, presque. […] Toutes ces pages, et les siennes au milieu. Pierre Marès. Coincé quelque part entre les grands. Ça avait quand même de la gueule. »

 

Impuissant, Jean ? Où trouve-t-il donc la force d'avoir ce dernier geste, sublime, pour son fils que la vie déserte chaque jour un peu plus, irrémédiablement ?

 

« J'ai frissonné. Je me suis rendu compte comme j'étais fier. Ce môme, c'était mon plus grand succès. Un truc à réussir sa vie. […] J'ai pris sa main. Il a sourcillé légèrement et je me suis dit que peut-être il entendait. Ou alors qu'il me sentait. Ça suffisait. Alors j'ai parlé. Je lui ai dit sa vie. Je lui ai tout raconté. […] J'ai parlé sans m'arrêter. Je lui ai tout dit, tout expliqué. Je lui ai rendu sa vie. Il fallait bien que quelqu'un lui rende. »

 

Rendre la vie à son enfant est douloureusement beau. Jean l'a fait, non en s’épuisant à livrer une bataille perdue d’avance contre la maladie ni en acceptant ce qui ne peut s'accepter, mais en allant vers la vie, vers les projets à accomplir, parfois avec une pointe d’humour, envers et contre tout.

 

Au-delà de cette histoire que je ne peux me résoudre à qualifier de tragique tant elle est belle et magnifiquement écrite, Martin Dumont nous fait nous interroger sur les options qui s’offrent quand nous n'avons pas d'autre choix que celui de faire face à l’inacceptable, à une perte qui nous anéantit, 

 

« Ne jamais aimer, c'est s'épargner en fin de compte. »

 

pour composer avec la vie, aussi, qui va.

La fin n'est pas une fin ; l'auteur l'a souhaitée ouverte dans ce premier roman tout simplement beau, car il appartient à chacun de trouver sa voie pour continuer, une voie que Jean avait anticipée du fond de sa douleur, lui qui reste seul à vivre l’après.

 

« J'ai marché jusqu'à la plage. À vrai dire, c'était plutôt une crique, un bazar de sable : des roches plantées un peu partout. L'écume fouettait l'ensemble avec acharnement. J'ai écouté les vagues se fracasser. Je les voyais à peine. Une nuit sans lune était tombée, du pétrole sur l'horizon. J'ai inspiré l'odeur de la marée. J'ai compris à quel point ça me manquait, cette histoire d'embruns. J'ai pensé qu'un jour j'y reviendrai à toute cette flotte. »

 

La mer comme consolation, et peut-être plus.

Ce printemps, ce roman a été publié en anglais par Other Press dans une traduction de John Cullen, Schrödinger's Dog. Je suis heureuse qu'il puisse voyager vers d'autres lecteurs de par le monde : il mérite d'être lu.

Le Chien de Schrödinger est le choix de Gabrielle Tuloup pour la sélection anniversaire 5 ans des #68premieresfois.


Commentaires: 0