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Antoine Bloyé, Paul Nizan, Éditions Grasset

 

 

 

Antoine Bloyé

Paul Nizan

Éditions Grasset, Coll. Les cahiers rouges

308 pages

19/01/2005

1re édition, Grasset, 1933

9,95 €

Premier roman

« L'homme qui cherche à s'élever travaille souvent à préparer sa chute. »

Alfred Auguste Pilavoine

 « Il connaît le prix de la liberté. Il sait déjà que tout se paie, le repos par la peine, la liberté par les coups, l'amour par l'ennui et la vie par la mort. »

 

Antoine Bloyé est le 1er roman (1933) de Paul Nizan qui jusqu'alors avait publié des essais et des pamphlets rendant compte de l'engagement politique, dénonçant la société coloniale, l'aliénation sociale et la bourgeoisie sous la IIIe République.

 

« Dans les journaux de la ville, dans le Populaire, dans le Phare, on lisait :

Ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu'ils viennent d'éprouver dans la personne de leur fils, mari, père, décédé dans sa soixante-troisième année.

Monsieur Antoine Bloyé,

Ancien Ingénieur aux Chemins de fer d'Orléans, 

Officier de l'Instruction Publique.

Les obsèques auront lieu le jeudi 15 courant, à l'église Saint-Similien, sa paroisse. On se réunira à la maison mortuaire, 19, rue George-Sand, à 15 heures. »

 

Nantes. À l'aube des années 1930. Antoine Bloyé vient donc de s’éteindre dans son lit. À 63 ans. Il laisse une épouse, Anne et un fils, Pierre. Sa fille aînée, Marie-Antoinette, enfant délicate, est morte à 6 ans. Après la veillée funèbre et le passage glacé par un cimetière qui l’est tout autant en compagnie de quelques-unes de leurs connaissances de la petite-bourgeoisie provinciale, le narrateur nous ramène à la vie d’Antoine Bloyé dont le terme vient rappeler que toute dette doit s’acquitter :

 

« Rien ne se perd finalement des comptes qui sont établis dans le monde. »

 

On comprendra a posteriori, la dernière page tournée, que tout le roman repose sur un scrupuleux bilan comptable dont les colonnes crédit et débit trouvent un équilibre fragile dès lors que chaque degré gravi dans la société s’accompagne immanquablement, comptablement, d’un reniement douloureux de ses origines et de ses aspirations.

 

« Trois ans d'école, dix-sept et trois font vingt… Vingt ans. Si je dure jusqu'à soixante ans, c'était le tiers… il me restait deux tiers de vie… Un an de Montpellier, vingt et un ans… Six ans de chemins de fer, sur les machines… Vingt-sept ans, j'étais marié… Ma fille est morte quand j'avais trente-cinq ans… Nous sommes en 1905, j'ai quarante ans, j'aurai quarante et un ans le mois prochain… Terrifiant… »

 

Le parcours d'Antoine, fils d’un facteur à la gare d'Orléans, « un homme pauvre ; il connaît qu’il est attaché à une certaine place dans le monde, une place décrétée pour la vie entière, une place qu’il mesure d’avance comme une chèvre attachée mesure l’aire ronde de sa corde », et d’une femme de ménage qui parle le patois et ne sait pas lire, se confond avec la révolution industrielle alors à son apogée à la charnière du XIXe et du XXe siècles.

 

Le fils d'Antoine Bloyé s'interroge :

 

«  En somme, quel homme était donc mon père ? »

 

Ce récit de vie sobrement écrit à la 3e personne se garde, avec autant de bonheur que d'adresse, des effets pompeux. Point de lamentations pathétiques ni de récriminations vociférantes portées par une écriture empesée qui se fourvoierait dans des détails abscons. Bien au contraire, l’écriture de Paul Nizan, qui signe ici le roman du père, tire sa force de sa simplicité. Car oui, Antoine Bloyé emprunte beaucoup à la vie du père de l’auteur sans être strictement autobiographique ; cet éloignement aidant à la lucidité qui raconte sans fard l’envers du décor de l’ascension sociale et l’inhérent changement de classe.

 

Élève brillant qui décroche une bourse pour intégrer l’École des arts et métiers d’Angers, Antoine va quitter les bords du Blavet et tourner le dos à l'insouciance de l'enfance et à sa classe d’origine pour gravir, avec une application patiente et dévouée, les marches de la réussite sociale.

 

« Comment se refuseraient-ils à abandonner le monde sans joie où leurs pères n’ont pas eu leur content de respiration, de nourriture, le content de leur loisir, de leurs amours, de leur sécurité ? »

 

Il ne sera pas un ouvrier aigri - non pas lui ! - il sera de ceux qui agissent en tentant de déciller les yeux de leurs congénères

 

« Un jour, dans la cour des chantiers, il monte sur un tas de poutrelles au moment de la sortie et il parle à ses compagnons de la nécessité de faire grève. »

 

... avant de renoncer. Cet essai non transformé lui ouvrira néanmoins les portes tranquilles d’une promotion sans éclats, comme allant de soi. Maintenir l’équilibre, encore, entre aspiration et quotidien.

 

« II n'avait pas assez d'imagination pour se décrire son avenir, il adhérait à la vie présente. Il ne pensait pas au lendemain. »

 

Autre tentative avortée, celle de goûter au plaisir et à la liberté dans les bras de Marcelle, accorte et peu farouche tenancière de bistrot,

 

« Marcelle, le refus de parvenir, c’est le côté du grand vent, une marche difficile […] »

 

auxquels, avec une prudence résignée, il préfèrera l’ennui feutré au côté d’Anne Guyader, jeune fille de bonne famille qui a vu en Antoine un moyen de quitter le foyer familial sans déchoir.

 

« Anne, c’est le côté abrité du monde, le coton de la paix, l’air étale, les bons sentiments et l’approbation du père, de ses chefs, c’est le côté de l’ordre. »

 

Il lui faudrait être bien dupe pour ne pas sentir « qu’un piège de tranquillité, d’avenir se tissait autour de lui. »

 

Tourné tout entier vers son métier dans cette usine, « le séjour de son importance »

 

« Antoine n’avait pas de loisirs pour d’autres mouvements humains que les mouvements du travail. Comme tant d’hommes, il était mené par les exigences, les idées, les jugements du travail, il était absorbé par le métier. Point d’occasion de penser à soi, de méditer, de se connaître, de connaître le monde. […] Pendant quatorze ou quinze ans, il n’y eut pas d’homme moins conscient de soi et de sa propre vie, moins averti du monde qu’Antoine Bloyé. »

 

Employé fiable et apprécié, Antoine va aller au gré des promotions vers des villes de plus en plus grandes, occuper des maisons de plus en plus cossues, élargir son cercle et fréquenter des personnes de plus en plus en vue. Cependant, gardant la conscience aiguë d’où il vient, il s’élève autant qu’il s’écartèle,

 

« Il y avait une résistance dans Antoine qui l’empêchait de franchir certains pas. »

 

contrairement à son épouse qui, née dans cette société, aimerait recevoir la bourgeoisie provinciale ; donner à voir son train de vie n'est-il pas le plus sûr marqueur de la réussite sociale ?

 

« Anne avait choisi un jour pour "recevoir", le deuxième vendredi de chaque mois : cette cérémonie avait marqué pour elle une étape de son progrès social. »

 

Mais ce monde-là n’est pas celui d’Antoine. Le travail reste son seul équilibre et lui offre, selon toute apparence, la reconnaissance d'un monde auquel, il le sait, il n'appartient pas. C'est qu'Antoine n’a jamais tout à fait réussi à accepter la promotion sociale à laquelle il a pourtant oeuvré des années durant, partant en vacances au bord de l'océan à Quiberon, « un mois arraché à l’existence du travail » à « cette vie des usines, une erreur irréparable dont personne ne s’apercevait », peinant à goûter avec son fils des moments complices où il se sentirait enfin « sans failles et sans contradictions. »

 

Et les questions macèrent :

Où est sa place ? Se serait-il perdu en chemin ? 

Qui a-t-il trahi ? son père ? alors que dès le départ il avait « sent[i] un commencement de séparation, il n’[était] plus exactement de leur sang et de leur condition, il souffr[ait] déjà comme d’un adieu, comme d’une infidélité sans retour. »

Les fils doivent-ils venger leur père ? Son fils, Pierre, le vengera-t-il ?

Est-il un imposteur ? un transfuge ?

 

« Il vivait sans doute, qui ne vit pas ? Il suffit d’avoir un corps bien étanche pour imiter les attitudes de la vie. Il agissait, mais les ressorts de sa vie, les mobiles de son action n’étaient pas en lui. L’homme ne sera-t-il donc toujours qu’un fragment d’homme, aliéné, mutilé, étranger à lui-même ?

 

La transgression, la trahison du milieu d’origine appellent-elles une punition ? Y a-t-il là une faute à expier ?

Il semblerait que oui.

Un presque rien va faire sortir Antoine des rails sur lesquels sa vie filait, lui échappait depuis des années, alors qu'il n'avait eu, légitimement, que « les ambitions des jeunes gens [qui] sont bien souvent limitées au désir de dépasser leur père. » 

 

Il suffira que le dévoué Antoine Bloyé soit convaincu d'une seule faute pour que se rompe l’équilibre et s’amorce la dégringolade.

 

«  Bloyé, tu ne savais donc pas ? Mais il a eu une sale histoire, il a été envoyé en dégringolade, je ne sais pas trop oui [...] 

Dégringolade, c’était le mot qu’ils employaient, c’était presque un mot de métier, comme les militaires disaient limoger. C’était cela : une chute. »

 

Viendra alors le temps d’avoir le temps, celui entre autres de dresser un bilan introspectif

 

« Toutes les eaux vont à la mer, toutes les épaves vont aux abîmes, - ces choses arrivaient parce qu’une des barrières qui lui avaient caché la mort, le néant, s’était abattue, la barrière sociale de l’orgueil, la barrière du métier, parce qu’il avait eu un jour un avertissement du côté du cœur, pour si peu… »

 

de cette vie ordinaire, courageuse, mais aliénante. Antoine Bloyé a oublié de vivre.

 

« Il y avait des moments où il aurait voulu abandonner cette existence qu’il menait, pour devenir quelqu’un de nouveau, quelqu’un d’étranger, qui serait vraiment lui-même. Il s’imaginait, tout seul, perdu, comme un homme qui n’a pas laissé d’adresse, et qui fait des choses et qui respire. »

 

Terrible.

 

Qu’importe que Paul Nizan ait écrit ce roman en 1933. Beaucoup ont dit qu’il a su saisir une époque et ses contemporains, et c’est vrai que les chamboulements qu'a connus la société du début du XXe siècle sous la IIIe République y sont formidablement croqués.

Je termine ma lecture en saluant la richesse de la réflexion qui m'est proposée : 

  • Antoine Bloyé est-il le récit d'une ascension sociale que l’ingratitude de la hiérarchie fauche en plein élan ?
  • celui d’une trahison de classe ? du père ?
  • celui de la chute attendue/convenue/programmée d’un homme venu du prolétariat et que les petits-bourgeois n’ont jamais reconnu comme un des leurs et aux yeux desquels il n’a pas existé ou si peu ?
  • dégringoler était-il, au final, son inéluctable destin ?

Cette biographie du père, écrite dans une langue dont les phrases simples rehaussées de moments poétiques font toute la beauté, est un hommage digne à un homme qui n’avait que son instruction et sa vaillance pour s’élever par le travail et entrer dans un monde qui ne pouvait être le sien. J'admire, au passage, que la violence de la chute de cet employé modèle ne donne pas lieu à un déferlement d’amertume abreuvé par une écriture revancharde.

 

Enfin, eu égard aux remarquables qualités intrinsèques du récit et de l’écriture de Nizan, je m’abstiendrai de faire la comparaison avec les romans d’Émile Zola qui confessait, 

 

« J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole. »

 

Car, si à la lecture d'Antoine Bloyé, on a une pensée, bien sûr, pour le maître de Médan, la langue de Nizan, elle, est d’une militante sobriété. Nulle hypertrophie. Pour le meilleur d'un roman qui sonde des sujets (relation du fils à son père, aliénation sociale, lutte des classes, etc.) toujours d'actualité sous notre Ve République.

 

« La vie est bien une lutte quand même, tu sais. »

 

Ce roman est le choix de Stéphanie Dupays pour la sélection anniversaire 5 ans des #68premieresfois.


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