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Les Coeurs imparfaits, Gaëlle Pingault, Éditions Eyrolles

 

 

 

 

Gaëlle Pingault

Les Coeurs imparfaits

Éditions Eyrolles

330 pages

19/03/2020

16 €

« Ce qui ne peut danser au bord des lèvres s'en va hurler au fond de l'âme. »

Christian Bobin, L'autre visage

 « D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle détestait sa mère et sa mère la détestait.

Barbara se demande si cette phrase pourrait constituer un bel incipit. D'autant que ceux débutant les romans avec des histoires de mère, c'est un match un peu plié par Albert Camus. Difficile de surpasser L'Étranger sur ce terrain. »

 

Voilà plusieurs semaines que j’ai achevé la lecture des Coeurs imparfaits, le 2e roman de Gaëlle Pingault. aux Éditions Eyrolles qui, décidément, réservent de belles surprises. 

 

« Je suis impatiente autant que j'ai la trouille, pour tout dire, de vous confier ce deuxième roman. »

 

Dix, quinze fois, j’ai commencé ma chronique ; dix, quinze fois, je l’ai effacée. J’avais la trouille, pour tout dire, que ma propre histoire vienne s'écrire dans l'interligne et enfle au point de prendre toute la place. Il a fallu le temps que l’émotion reflue, cette émotion qui m’a prise aux tripes tant il m’a semblé que Gaëlle Pingault s’était emparée de ce que j’ai vécu, enfant puis adolescente. Mes réticences ont fini par céder tant ce roman, qui est la générosité même, m’a fait un bien fou.

 

Je les ai aimés d’emblée ces personnages que la vie va faire se croiser. Ils sont tous, absolument tous, terriblement humains. Ils sont fragiles, mais ne capitulent pas ; chacun compose bon an, mal an avec les creux et les bosses laissés par les chocs de la vie.

 

Rose est la mère toxique que Barbara a fuie à 18 ans sans se retourner pour aller trouver refuge chez Suzanne, la soeur aînée de Rose et par conséquent sa tante. Rose est à présent pensionnaire de l’EHPAD des Genêts où le docteur Charles Bodier assure le suivi médical des patients dont Lise, aide-soignante, s’occupe au quotidien. Rose est le centre autour duquel gravitent ces cœurs imparfaits, mais perfectibles.

 

Barbara, la cinquantaine épanouie et virevoltante, est professeur de littérature à l’université. Célibataire et farouchement indépendante, elle assume séduire des hommes plus jeunes qu’elle choisit, parfois, parmi ses étudiants étrangers. 

 

« Elle n’ignore pas qu’elle est une belle femme - elle déploie une certaine énergie pour le rester - et n’a, de plus, aucune intention d’épouser l’un d’entre eux. Ils s’amusent, elle s’amuse, c’est parfait. »

 

Charles est un peu plus âgé. Neurologue reconnu, il a volontiers laissé sa place à la jeune génération et est venu à l’EHPAD des Genêts attendre la retraite dans un contexte moins stressant au risque de s’ennuyer. Sa vie de couple est un désastre ouaté depuis qu’Éliane, son épouse, a eu connaissance de son incartade avec la vive et souriante Charlotte. Il a cédé à son chantage et n’est resté que pour ses deux enfants qui sont à présent indépendants.

 

« Il n’a plus la superbe nécessaire, ni pour certains combats, ni pour certains rêves. L’a-t-il jamais eue, d’ailleurs ? Il se tâte. »

 

La dynamique et dévouée Lise court toute la journée d'un résident à l'autre, tentant de consacrer à chacun quelques instants de complicité bienveillante. Solitaire, célibataire, Lise s’emploie à trouver la juste distance thérapeutique pour gérer tant bien que mal la charge émotionnelle

 

« Rester sensible, pour ne rien banaliser. Pas trop, cependant, pour ne pas se laisser ronger. »

 

à l’EHPAD des Genêts qui, comme tous les établissements de soin, connaît la pression des objectifs de rentabilité, celle des équipes restreintes quand les départs ne sont pas remplacés. 

 

« Le fric, le fric partout, tout le temps. Le fric comme arme de destruction massive. […] Un jour prochain on ne regardera plus les personnes fragiles autrement que comme des poids financiers. »

 

Autant de dysfonctionnements dont Lise craint, à juste titre, qu’ils finissent par avoir raison du courage et de la motivation de soignants dévoués comme Éric, parti du jour au lendemain à la suite d'un burn-out.

Hasard du calendrier, ce roman, sorti au moment de la crise sanitaire que nous venons de traverser, pointe du doigt ce que les personnels soignants dénoncent depuis longtemps et que Gaëlle Pingault reprend ici sans verser dans la démonstration polémique.

 

La belle assurance de Barbara se lézarde le jour où Charles l’appelle pour lui annoncer que sa mère, l’une des résidentes de l’EHPAD où il exerce, commence à perdre le fil de son existence. À cause d’un « usage délétère des neuroleptiques pris durant la majeure partie de sa vie pour traiter sa bipolarité » Rose ne parle plus et passe les heures prostrée à regarder par la fenêtre. C’est un choc pour Barbara d’apprendre ce qu’on s’est évertué à lui cacher : sa mère ? bipolaire ?

 

« Charles, est-ce que vous imaginez ce que c’est de vivre avec quelqu’un dont on ne trouve jamais le mode d’emploi ? Dont la majeure partie des réactions est imprévisible ? D’évoluer dans un contexte où rien n’est fiable, ni compréhensible ? De vivre en tension permanente ? J’ai passé mon enfance à craindre de rentrer chez moi, je ne savais pas ce qui m’attendait. Pas un nid douillet, en tout cas. Charles, mon enfance ; mon enfance, Charles. Les présentations sont faites. »

 

Leur relation aurait-elle été différente si elle avait eu connaissance de ce diagnostic posé il y a longtemps ?

 

Barbara, Charles, Lise, Suzanne vont prendre le chemin de la réconciliation, d'abord avec les autres puis avec soi-même, en osant enfin affronter ce qu’ils croyaient pouvoir ignorer. Ils vont s’aider les uns, les autres, avec parfois la maladresse de leur bienveillance. Ils seront aussi soutenus par des personnes extérieures qui, bien souvent, se révèlent les plus lucides et donc les plus à même de donner les conseils les plus judicieux.

 

Il y a Ninon, étudiante très (trop ?) enthousiaste à ses cours que Barbara va l’interpeler 

 

« — Ninon… […] Si vous deviez vous réveiller à cinquante ans passés, en constatant que votre vie est construite presque en totalité et malgré vous, sur un énorme mensonge, vous agiriez comment ? »

 

Ninon, qui va tisser un lien de confiance avec son professeur au point de pousser Barbara à envisager la situation autrement, du point de vue de la mère honnie :

 

« La maladie mentale, c'est compliqué, oui. Vous ne vous êtes jamais dit, à propos des gens qui en souffrent, que c'était courageux de leur part, de continuer à vivre avec ça ? […] Je les plains et je les admire en même temps. [...] On soutient les gens qui se battent contre un cancer ou contre une maladie génétique, on organise des téléthons et des courses pour des tas de maladies physiques ... Est-ce qu'on ne pourrait pas rendre hommage, aussi, aux gens qui souffrent de maladie mentale ? Ce doit être si dur à vivre ! »

 

Et dire que Barbara craignait que Ninon manquât de recul et de sens critique !

 

Il y a Charles et ses SMS farfelus sur le tricotage et le cheesecake qui, sous couvert de fantaisie, va corroder l’armure de Barbara, cette « guerrière cuirassée armée jusqu’aux dents » qui a préféré la colère à la tristesse. 

 

« Pas envie de penser à cet établissement, à sa mère, à sa mémoire, à sa mère, à son avenir, à sa mère, à leur histoire commune, à sa mère, aux cicatrices qu’elle lui a laissées… Putain, non. Pas sa mère. »

 

Charles va comprendre enfin qu’à avoir passé sa vie à prendre soin des autres, il s'est oublié et que le moment est peut-être venu de se poser la question que nous, lecteurs, avons sur le bout de la langue depuis que nous avons pénétré à sa suite dans son salon glacial : pourquoi diantre reste-t-il auprès d’une épouse indifférente qui lui bat froid maintenant que Paul et Louise ont quitté la maison ?

 

« Quant à partir, il a raté le coche. Comment s’y prendrait-il alors qu’il n’a pas été foutu de saisir sa chance soutenu par le rire de Charlotte ? »

 

Il y a Suzanne, tante Suzanne, qui avait recueilli la fugueuse et que Barbara a perdue de vue, ni l’une ni l’autre n’ayant osé faire le premier pas vers la réconciliation malgré une affection sincère. Et les années ont passé, et les mois ont glissé, rendant ce premier pas chaque jour plus difficile.

 

« C'est à la fois étrange et tellement bon que tu sois là. »

 

Ce roman est celui du chemin qu'imperceptiblement et coûte que coûte se fraye la douceur - je ne parle pas de celle des cheesecakes et des crêpes ! Lisez, vous comprendrez.

À la fin, si tous les personnages n’ont pas trouvé la paix, je suis heureuse de les savoir sur le bon chemin.

 

« Il a dit que oui, il connaissait cet état qui consiste à être sur le qui-vive, tout le temps, même sans en avoir conscience. Il connaît aussi l’absence de repos, le sentiment d’être englué, l’impuissance à assainir une relation, et donc, à se sauver soi-même. À trouver - retrouver ? - le chemin de la douceur. »

 

En alternant les chapitres du temps présent et ceux de l’enfance de Barbara, Gaëlle Pingault réussit non seulement à rendre le récit vivant (lapalissade !), mais encore à diffracter l’éclairage pour montrer toutes les facettes de ces personnages abîmés qui ont cependant gardé leur capacité à aimer, même imparfaitement. Le lecteur avance, confiant de tenir là un roman où l’amertume et la bêtise crasses n’ont pas leur place. L’art de l’autrice est aussi de savoir faire naître ici un sourire léger, là un rire franc pour éviter au roman de sombrer dans le drame larmoyant. Avec un tel sujet, ce n'était pas gagné ! Croyez-moi, rien ne vaut d'embarquer avec Barbara pour l’Ouzbékistan tropical après un chapitre assez rude. Le style est vif et enlevé, le vocabulaire aussi qui désamorce la mièvrerie. Un petit aperçu ?

 

« Pour s'ennuyer, il faut avoir le luxe d'être en vie. L'emmerdement est donc un privilège. »

 

Les cœurs imparfaits offre également une belle réflexion sur le pouvoir de la littérature (prenez un carnet et un stylo pour noter les références de vos prochaines lectures, de vos prochaines chansons !). Sur le conseil de Lise, par la lecture, Barbara va retisser un lien fragile à sa mère et un autre plus solide au plaisir de lire qui l’avait désertée.

 

« Rose ferme les yeux et s'appuie contre le dossier de velours usé. Elles sont assises l'une près de l'autre. Il y a quelque chose d'étrangement familier dans cette situation. Cela permet à Barbara de reprendre ses esprits peu à peu. Elle attrape la Tournée d'automne […] l'ouvre au hasard et se décide à lire à voix haute [...] C'est en tournant la page pour continuer la lecture que Barbara le réalise : elle vient enfin de se remettre à lire. »

 

Ce roman est riche, riche d’une humanité où « la chorégraphie des autres » est légère et aérienne. Bien que le sujet soit douloureux, rien dans ce roman n’est pesant. Jusqu’à la fin qui reste ouverte et donc riche – oui, encore ! – de promesses :

 

« D’une certaine manière - une manière étrange et qui lui ressemble bien - il fallait que Rose revienne dans la vie de Barbara pour la quitter vraiment. C’est l’acte le plus maternel que Rose aura réussi, libérer sa fille, comme si elle la mettait au monde une seconde fois. »

 

Je termine ce billet très émue, consciente de n’avoir pas su trouver les mots pour dire combien ce roman m’a touchée et qu'il mérite d'être mis entre toutes les mains. Je ne voulais pas que mon histoire abîme cette histoire et j’espère y avoir réussi.

 

Je laisse les mots de la fin à Hemingway :

 

« Dieu soit remercié pour les livres. Tous les livres. »

 

Et pour le vôtre aussi, Gaëlle.


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