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Antonia, Journal 1965-1966, Gabriella Zalapì, Éditions Zoé

 

 

 

 Antonia, Journal 1965-1966

Gabriella Zalapì

Éditions Zoé

112 pages

03/01/2019

12,50 €

Premier roman

« Une photographie, c’est un fragment de temps qui ne reviendra pas. »

Martine Franck

« Le temps qui passe ressemble à du mercure. »

 

Le 1er roman de Gabriella Zalapì a reçu cette année le Prix Bibliomedia et, l'an passé, le Grand Prix de l’héroïne Madame Figaro.

Antonia, ce n'est guère plus d’une centaine de pages. Une jeune femme y éparpille ses impressions, au petit malheur et sans égard pour une quelconque régularité. Ce journal intime, tenu sur une année et demie, du 21 février 1965 au 14 septembre 1966, est ponctué de photographies sépia, sans aucune légende, sur lesquelles le lecteur pressé promènera un regard distrait. Tant pis pour lui ! Elles ont tant à raconter. Dans ce billet, il me paraît utile d'en reproduire deux (© Gabriella Zalapì) car sans ces clichés, pourtant peu nombreux, il ne peut y avoir de vue d’ensemble. 

C’est d’ailleurs l’une d’elles qui ouvre opportunément ce petit livre, mi fictif mi réel puisque si le journal a été inventé, les photographies, elles, sont bel et bien sorties des albums de famille de l'autrice.

 

Une jeune femme monte en amazone un cheval qui se cabre. Étonnamment calme, elle regarde sans ciller l’objectif pendant qu’un homme en uniforme s’élance pour tenter de maîtriser le fougueux destrier.

 

Moment d’équilibre autant que du temps suspendu.

On ne sait si l’homme parviendra à empêcher la chute. La femme, oublieuse du danger, est comme étrangère à ce qui se passe, à ce qu’il pourrait lui arriver.

 

« Ce matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais incapable de bouger. Mon corps semblait s’être dissous dans les draps et baignait dans une sueur toxique. »

 

Ces premières lignes qu’écrit Antonia à la date du 21 février 1965 sont un écho à cette immobilité, à cette absence à soi-même et le reste du journal sera essentiellement constitué de courtes notes introspectives — une liste, une simple phrase parfois — posées entre deux silences.

 

Avec lucidité, avec une violence crue qui parfois sourd sous la douceur, Antonia fait un état des lieux de son présent, morne, dans le monde bourgeois palermitain des années 1960. La jeune femme de 29 ans étouffe en silence entre Franco, son mari, « un homme tiède, sans courage. Sa vie s'étend sur quelques mètres carrés. Parler avec lui c'est restreindre mon horizon, restreindre mon vocabulaire, restreindre mon imaginaire » qu’elle a épousé « aveuglée par le désir d'être aimée » et son fils Arturo, 8 ans, qu’elle sait aimer mal « Je me sens une étrangère avec lui. C'est comme si Arturo était né dans mon dos. »

 

Journal de l'émancipation du carcan patriarcal, ce très bref récit de l’enfermement subi témoigne d’une vie corsetée et sans éclat qui peine à s’épanouir, tiraillée entre la bienséance attendue et un pressant besoin d’évasion.

 

Lorsqu’elle récupère les boîtes contenant les archives de Nonna, sa grand-mère paternelle adorée morte 5 ans auparavant, Antonia ne sait pas encore qu’elle tient là de quoi sonder le passé, de quoi mettre des mots et des images sur son enfance, entre sa mère, toxique, qui peinait à l’aimer et son beau-père. Ces boîtes, riches de l’intimité de lettres, de carnets et de photographies ressurgis de l’enfance vont la faire renouer avec sa propre histoire tout en dressant un premier bilan de sa vie.

 

« J’ai 29 ans. Mes désirs tombent, s’enfoncent dans l’insonore. Impossible d’envisager une vie de perfect house wife pour le restant de mes jours. J’aimerais abandonner ce corset, cette posture de femme de, mère de. Je ne veux plus faire semblant. »

De l’enfance, il reste quelques photos dont une, d’une justesse terrible, retient l’attention. 

 

« Contrairement aux autres, elle ne représente pas une figure qui pose, mais un mouvement. J’y figure presque en pleine chute. Déjà en déséquilibre. »

 

Déjà en déséquilibre...

Le temps, pas plus que les êtres, ne peut se figer, se contraindre, se restreindre. Si la chute n'est pas évitable, il appartient à chacun d'apprendre à tomber pour mieux se relever.

Et c’est ce que fait Antonia, en dépoussiérant ces photographies qui l’aident à tisser le passé avec le présent sans toutefois combler les silences et initient le mouvement qui a fait jusqu’alors défaut à ses « journées-lignes » auxquelles manquent l'heur de la fantaisie, de l'impromptu et de l'amour partagé.

 

Les photographies, comme les mots, ont le pouvoir de raconter l’histoire personnelle de cette jeune femme ; elles laissent affleurer les failles d’une enfance ballottée.

« Pour moi, l’enfance est synonyme de cassures. »

 

Comment pourrait-il en être autrement ?

L'arbre généalogique placé en fin d'ouvrage nous apprend qu'Antonia est née en 1936 d’une mère juive d’origine autrichienne et d’un père italo-britannique. Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, elle n’est encore qu’une toute jeune enfant qui va vivre entre Londres et Nassau, avant de revenir en Europe. Ce sera Kitzbühel, Genève, enfin Palerme… 

Toujours en mouvement au gré des soubresauts de l’histoire et, en dépit de l’exotisme des destinations, elle n’aura nulle part où connaître le bonheur de s’enraciner durablement. Et quand cela arrive, à Palerme, dans la maison cossue de son mari, ce n’est rien qui ressemble à du bonheur.

 

Les archives léguées par Nonna, à défaut de dessiner une trajectoire nette, fournissent le terreau où se (re)constituer une identité même parcellaire, et Gabriella Zalapì nous invite habilement à réfléchir sur le pouvoir fondateur de l’image car il n’y a rien de pire que de ranger les fantômes dans les cartons et de les y oublier.

 

« Je saute d'une époque à l'autre, d'une voix à l'autre, d'un lien à l'autre. Et toutes ces personnes sur les photographies qui me regardent fixement et que je ne reconnais pas.

Faut-il organiser cette mémoire ou la laisser se décomposer dans le temps ? »

 

Autre avantage, et non le moindre, ces archives familiales lui offrent, un temps, un refuge dans lequel s'isoler pour déchiffrer sa propre énigme, au grand dam de Franco en colère que cette épouse fantasque ne se conforme pas à ce que la bonne société attend d’elle.

 

Par la grâce d’une écriture qui ménage des non-dits, ce livre est économe de mots. L’ellipse, assez contradictoirement j’en conviens, favorise la densité ; rien n’est asséné, le tourment et la détresse ne font pas grand tapage, « s’enfoncent dans l’insonore » et reposent dans l’interligne. Ce journal est une confidence sur le poids du passé, sur ce que l’on reçoit en héritage qui corrompt ou éclaire le présent, c'est selon.

 

« Il paraît qu’un jour on se réveille affamé de ne pas avoir été ce que l’on souhaite. Où ai-je lu cette phrase ? Depuis, au lever, je regarde autrement ce qui m'entoure. Le monde prend de l’ampleur, du volume, une odeur. Ce petit miracle s’évanouit très vite pour être remplacé par une implacable journée-ligne. »

 

Entre la comédie des faux-semblants qu’exige sa vie sociale auprès de Franco et ses confidences, Antonia joue des mots pour livrer ses doutes quant à une vie éteinte et toute tracée auprès d’un homme qu’elle n’aime pas 

 

« Il n’y a plus d’oxygène entre lui et moi. »

 

 et d’un fils qu’elle délaisse à une « Nurse » qui ne déparerait pas dans un roman de Daphné du Maurier.

 

À la lecture de ce journal à la tristesse insondable, il m’est revenu quelques images de films de Michelangelo Antonioni où le cinéaste, adoptant ce style qui lui est si particulier, magnifiait les silences, la solitude et la lenteur, et saisissait des instants fugaces, comme les photographies de Nonna ont figé ces moments de possible bascule, d'éventuel abandon.

 

Antonia est un être de désir qui doit trouver la force d’avancer sans plus jamais trébucher. L’écriture de ce journal que personne ne soupçonne est un premier pas, mal assuré mais concret, vers une sécession silencieuse.

Un autre suivra.

 

Ce roman est le choix de Emmanuelle Grangé pour la sélection anniversaire 5 ans des 68 premières fois.


꧁ Illustration - Andreï Tarkovski, Polaroïd ꧂


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