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À crier dans les ruines, Alexandra Koszelyk, Aux forges du Vulcain

 

 

 

 À crier dans les ruines

Alexandra Koszelyk

Aux forges du Vulcain

254 pages

23/08/2019

19 €

Premier roman 

« L'exil est quelquefois, pour les caractères vifs et sensibles,

un supplice beaucoup plus cruel que la mort. »

Mme de Staël, Corinne ou l’Italie

 

« Une terre peut-elle pardonner d'avoir été oubliée ?  »

 

26 avril 1986

République Socialiste Soviétique d’Ukraine

Tchernobyl

Centrale nucléaire V.I. Lénine 

Réacteur n° 4

1 h 23

 

À l’heure où le site devient une destination touristique prisée et où une mini-série télé bat des records d’audience, ça peut être cela Tchernobyl : des chiffres austères, des mots secs, des données brutes pour dire une catastrophe industrielle, humaine et écologique aux conséquences sans précédent.

 

Aux lecteurs qui espèrent trouver un récit documentaire de ce qu’il survint ce jour-là et ceux qui suivirent, je conseille le livre essentiel de Svetlana Aleksievitch, prix Nobel de littérature 2015, La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse dans la traduction de Galia Ackerman et Pierre Lorrain, paru il y a 20 ans aux éditions Lattès et qu’Alexandra Koszelyk place en épigraphe de son roman.

 

Ne vous y trompez pas, À crier dans les ruines, 1er né d’Alexandra Koszelyk publié aux Forges de Vulcain, ne joue pas la carte du documentaire à sensation. À mille lieues de cela, À crier dans les ruines tresse tragédie shakespearienne et mythes antiques.

 

Lena et Ivan, 13 ans au moment de la catastrophe, sont amis depuis leur plus tendre enfance. Lena, fille d’un couple d’ingénieurs travaillant à la centrale et Ivan, fils de paysans, ont grandi ensemble avant que leurs jeux d’enfants ne se fassent moins innocents et ne gravent leurs initiales sur un tronc d’arbre.

 

L’explosion. La pluie de cendres, lourde d’une radioactivité qui ne se voit pas, et pour Dimitri et Natalia, les parents de Lena, la décision de quitter la terre souillée de Pripiat ; pour ceux d’Ivan, d’y rester.

L’exil.

 

« Au mot exil s'accole le mot  « valise ». Celle qu'on porte, qu'on traîne le plus précieux des biens. La valise est une maison miniature. La famille de Léna n'emportait rien. »

 

Ce sera la France, la côte normande, tout près de Cherbourg, en bord d’océan, au plus loin de Pripiat. La reprise des études, des liens qui se créent, des amitiés. Puis un nouvel exil, loin de la famille cette fois, vers Paris. Des études brillantes de Lettres, d’autres amitiés, des voyages. La possibilité d’un deuxième amour. 

 

Si je passe vite sur ces événements qui, en surface j’insiste, n’ont rien que de très banal, c’est à dessein, car selon moi, l’essentiel est ailleurs, dans cet exil qui n’est pas que géographique. 

 

« Souvent, la dernière attention, un dernier geste ou regard, n’est pas prise au sérieux. On ne sait jamais quand elle arrive, personne n’y prend garde, l’instant glisse sur nous et s’échappe. Mais quand le dernier instant se fige, on sait qu’il portera le nom de « dernier », alors l’instant revient et perfore l’inconscient. Si j’avais su… »

 

Ivan continue à dérouler le fil qui, ose-t-il espérer, permettra de guider le retour de Lena vers sa terre. Il lui écrit, par-delà les ans, de loin en loin, de moins en moins, des lettres qui, faute de pouvoir être envoyées, resteront sans réponse. Alors, la tendresse des débuts se muera en amertume avec la certitude d’avoir été oublié.

 

« Le réel exil commence lorsque le présent est confisqué.

Quand on est condamné à rêver le temps d’avant et attendre l’avenir. »

Chawki Abdelamir

 

ou comme le dit Lena :

 

« J’ai oublié d’où je venais, comment pourrais-je savoir où aller ? »

 

« Étranger ici, étranger là-bas, où que j’aille je suis un étranger », chante l’aède.

 

Histoire d’un déracinement, de la perte autant d’une patrie que de soi (ξενιτεία), d’un deuil, À crier dans les ruines est aussi celle d’une quête et d’un retour. 

 

Dans L’étrange voyage de Monsieur Daldry, Marc Levy croit à « la simplicité des coïncidences, à la vérité du hasard. » Je veux moi aussi croire à la vérité de ce hasard qui a mis dans mes mains La femme révélée, dernier roman de Gaëlle Nohant, à peine cette lecture achevée :

 

« —    Et vous, Violet, où est votre ancre ?

   —    Je crains de l’avoir laissée en Amérique. 

   —    Vous êtes comme Ulysse, vous parcourez le monde en rêvant de rentrer à Ithaque ? »

 

L’ancre de Lena est en Ukraine auprès d’Ivan, et Pripiat, son Ithaque. Comme Ulysse, Lena est partie au loin, mais impuissante à pousser de nouvelles racines ailleurs, elle a été contrainte à l’errance. Elle s’est nourrie de contes, ceux de sa grand-mère Zenka, ceux de son amie, d’embruns et de lectures pour ne pas oublier, pour ne pas s’oublier. 

 

« Les mondes de papier la rendirent épicurienne. Partout. Tout le temps.

Elle lisait comme on respire. Par soif. Par nécessité . »

 

Grâce à une foisonnante intertextualité et une habile mise en abyme, nous lisons une œuvre nourrie, souterrainement irriguée d’une multitude d’autres textes alors qu’Alexandra Koszelyk nous invite à voir les livres, fondations et viatiques, comme une patrie de substitution.

 

« Elle se forgeait une histoire, faite de légendes ukrainiennes de sa grand-mère, de mythes grecs de son professeur de Lettres, et d'ondes celtes de son amie. Le puzzle de Léna se complétait. Quelques pièces manquaient encore. »

 

Car perdre sa patrie est une expérience tragique et, à sa manière, Lena effectue son Νόστος : un retour différé de vingt ans jour pour jour vers sa patrie, doublé ici d’un retour à sa langue maternelle. L’exilée revient, mais la ville n’est pas celle qu’elle a quittée, non que Pripiat ait radicalement changé pendant son absence au point de devenir méconnaissable, mais surtout parce que Lena revient habitée des images nourries sous d’autres cieux, parce qu’elle est elle-même devenue une autre sans renoncer à l’adolescente qu’elle était en partant.

 

« Dans cette maison sombre aux murs décrépis, elle se sentait paradoxalement à sa place. Léna n’avait cessé de voyager, de partager les mythes, d’établir des correspondances entre l’ancien et le moderne. Encore. Toujours. De l’avant. S’étourdir. Mais là, le vertige était autre. Il a suffi d’entendre le récit de ses racines, de cette terre jamais oubliée : en revenant à Pripiat, Léna a coupé ses ailes pour mieux voler. »

 

À crier dans les ruines est un 1er roman qui, sans éviter quelques écueils notamment dans certains passages surécrits aux élans trop vifs, a la grâce de porter une voix authentique, vibrante et lyrique jusque dans sa fièvre.

 

Un proverbe ukrainien dit que 

 

Щоб відвідати друга, жодна дорога занадто довга.

pour rendre visite à un ami, aucun chemin n'est trop long. 

 

C’est ce chemin de retour, classique, poétique, éternel, vers une terre, un paradis perdu, une jeunesse amputée d’un amour dont elle est sans nouvelles et ne guérit pas, qui vaut la peine que nous mettions nos pas dans ceux de Lena.


꧁ Arrière-plan - Maria Hilffon, Poppies


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