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Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat, Verdier

 

 

 

 

Toutes les époques sont dégueulasses

Laure Murat

Éditions Verdier, Coll. La petite jaune / Les arts de lire

80 pages

08/05/2025

7,50 €

[Faut-il] lisser le monde à tout prix, aux dépens de la pensée ?

 

Vous prendrez bien un peu de bon sens ?

 

Voilà un livre essentiel, salutaire même, le premier d’une nouvelle collection des éditions Verdier, Les arts de lire, dirigée par Yann Potin, historien et archiviste. Son tout petit format autorise à le glisser dans la poche comme on le ferait d’un calepin de notes. L’autrice y reprend l’argument d’une conférence donnée au Banquet du livre de Lagrasse au mois d’août dernier. Sous le titre provocateur qu’elle emprunte à Antonin Artaud dans La Révolution surréaliste,

 

C’est en ce moment pour moi une sale époque, toutes les époques d’ailleurs sont dégueulasses dans l’état où je suis.

 

Laure Murat se penche sur ce qui, en matière littéraire, est jugé correct ou non, et critique une pratique de plus en plus courante qui consiste à annuler (cancel culture), supprimer — caviarder est le terme consacré en édition — les propos d’un auteur qui n’est plus là pour donner son consentement. Quand on sait combien la question du consentement est au centre des préoccupations actuelles, cela a de quoi laisser pantois.

 

Afin d’apporter la nuance à un débat saturé de jugements à l’emporte-pièce, Laure Murat se saisit de la possibilité offerte par la langue française qui reconnaît les termes de réécriture et récriture. 

Sa proposition ?

Faire la distinction entre d’une part la réécriture à savoir recréer à partir d’un texte existant (on connaît, par exemple, la Phèdre de Sénèque, mais aussi celle de Sophocle, Platon, Racine ou encore de Marina Tsvetaieva pour n’en citer que quelques-unes, et ses multiples adaptations pour le théâtre ou le cinéma), et d’autre part la récriture qui amende un texte, le remanie, n’hésite pas à en gommer les termes qui dérangent les sensibilités de notre époque. 

Là où la réécriture est réinvention, la récriture n’est tout bonnement qu’une manipulation et un effacement voués à l’échec : 

 

Extirper d’un texte ici un mot insultant, là un adjectif désobligeant revient à sortir des poissons crevés d’une eau qui, de toute façon, est empoisonnée.

 

꧁ Première édition française, 1940 ꧂
꧁ Première édition française, 1940 ꧂

Rappelons-nous avec Laure Murat. C’était il y a cinq ans. Le titre du roman Dix petits nègres d’Agatha Christie avait été changé pour Ils étaient dix, et la nouvelle traduction française de Gérard de Chergé avait fait disparaître de la version originale les soixante-quatorze occurrences du mot nègre (N-word aux États-Unis) pour le remplacer par soldat. La comptine Dix petits nègres, qui dans l’intervalle était devenue Dix petits indiens, venait d’être récrite en Dix petits soldats. Des soldats donc, plutôt que des indiens ou des nègres. Sensiblement à la même époque, la plateforme HBO avait décidé de retirer de son catalogue Autant en emporte le vent jugé pas assez politiquement correct et, sans doute, fallait-il aller dans le sens du vent. Il y a fort à parier que l’arrière-petit-fils de la romancière, à la tête de la société Agatha Christie Ltd, propriétaire des droits littéraires et médiatiques, voulait éviter de mettre en péril les ventes de ce qui reste aujourd’hui encore le best-seller de son aïeule et, partant, une très confortable source de revenu.

Huckleberry Finn de Mark Twain a connu pareille manipulation, créant au passage un bel anachronisme. Les œuvres de Roald Dahl ont subi une récriture drastique juste avant que Netflix ne rachète les droits. Tiens, tiens…

 

Dans la plupart des cas, la visée n’est pas prioritairement la morale, l’antiracisme ou la lutte contre les violences sexistes, comme on essaie de nous le faire croire, mais plus simplement l’argent. Car ces œuvres, qui sont toutes des best-sellers mondiaux, sont en passe de ne plus correspondre aux attentes des nouvelles générations. C’est exclusivement pour conserver leur valeur lucrative que les éditeurs ont procédé à ces nettoyages approximatifs, avant que les héros canoniques comme Miss Marple ou James Bond, notoirement racistes et sexistes, ne deviennent complètement ringards. Et ce n’est évidemment pas un hasard si les œuvres de Roald Dahl ont été récrites juste avant la vente massive des droits à Netflix.

 

Doit-on comprendre que c’est aussi (avant tout ?) une affaire de gros sous plus que de conviction ? 

Pour les héritiers, c’est entendu, qui veulent continuer à vivre de l’œuvre dont ils ont hérité et craignent de tout perdre s’ils s’obstinent à préserver l’original en refusant toute opération de correction pour se conformer aux mœurs des temps nouveaux.

Pour les maisons d’édition, c’est évident, qui se sont mises à pratiquer une forme de censure a priori en faisant appel non seulement à des sensitivity readers, démineurs éditoriaux chargés de traquer ce qui pourrait mettre le feu aux poudres, mais aussi à des cabinets d’avocats spécialisés pour relire les manuscrits et proposer des modifications afin d’éviter des procès coûteux. Et parce que caviarder ne sonne pas la fin de la version originale, les éditeurs les plus prévoyants auront tout de même à cœur de la conserver à côté de la version remaniée au cas où celle-ci ferait un flop en librairie. Ce qui a été le cas de la version aseptisée du Club des Cinq d’Enid Blyton.

 

Nous connaissions les étiquettes qui stérilisent nos lectures, il nous faut à présent compter avec les récritures qui pasteurisent❞ les livres, certains auteurs allant jusqu’à s’autocensurer pour se protéger de toute vindicte. On pense à l’empoignade entre Nicolas Mathieu à Kevin Lambert via les réseaux sociaux sur laquelle je ne pense pas utile de revenir. Pas plus que je ne parlerai de la polémique qui enfla quant au choix d’une traductrice blanche pour la traduction en néerlandais des poèmes d’Amanda Gorman, autrice noire choisie par Joe Biden pour son investiture. L’idée qu’il faille être noir pour traduire un Noir est terrifiante, écrivait alors René de Ceccatty, traducteur entre autres de Pasolini, Moravia et Kenzaburō Ōe.

 

Même si Laure Murat rend compte au passage de la censure d’État 

 

En 2022, les demandes de censure concernaient 2 571 titres, une hausse de 38 pour cent par rapport à l’année passée. En 2023, le nombre des demandes s’élevait à 4 240 titres dans les bibliothèques publiques et les écoles. Nul doute que 2025 battra tous les records.

 

là n’est pas l’objet premier de ce petit livre épatant. Quand on pense censure, on pense pays totalitaires ou Amérique de Trump, mais c’est oublier que, plus près de nous, les écoles de Catalogne ont recalé pour sexisme quelque deux cents titres parmi lesquels La Belle au bois dormantLe petit chaperon rouge ou La Légende de Saint Georges.

 

Mais alors, quelle(s) solution(s) ?

 

À lire Laure Murat, il y a la radicale :

 

Vous jugez James Bond sexiste, Agatha Christie raciste et démodée ? Eh bien arrêtez de les lire, ainsi que ceux et celles qui perpétuent des stéréotypes. Passez à autre chose.

 

et la mesurée : le paratexte plutôt que la censure. Penser à adjoindre un paratexte — appelons-le préface, postface, notes, etc. — qui mettrait en contexte en recourant à un appareil critique sans toucher à l’œuvre originale. À contextualiser plutôt que gommer, les avantages sont nombreux. À commencer par permettre aux lecteurs de se confronter aux valeurs d’une autre époque que la leur (oui, Agatha Christie était très conservatrice et oui, elle soutenait fervemment la politique coloniale du Royaume-Uni ; oui, l’agent 007 est misogyne et sexiste)

 

[…] éliminer ce qui gêne aujourd’hui au motif que cela nous offense, c’est priver les opprimés de leur oppression. Faites de James Bond un féministe ou un homme respectueux des femmes, et dans cinquante ans, on ne comprendra plus rien à l’histoire de la misogynie ordinaire dans les années cinquante.

 

Qu’il est bon, sur le sujet de la récriture des classiques — Ce n’est pas seulement une fausse bonne idée. C’est une vraie mauvaise idée — d’avoir l’opportunité de lire un livre nuancé, pétillant d’intelligence et bien documenté (de nombreuses notes sont en fin d’ouvrage ; les exemples sont majoritairement issus du monde anglo-saxon puisque Laure Murat a été enseignante à l’UCLA avant de revenir s’établir en France au moment de l’élection de Donald Trump). Je me reconnais dans cette manière calme de poser le débat, de tenir un discours clair et de s’en remettre in fine aux lecteurs. J’apprécie que Laure Murat ne les infantilise pas, qu’elle ait confiance en leur capacité de faire le nécessaire travail de mise en perspective critique sans que l’on décide pour eux de ce qu’ils doivent lire et comment et quand. N’oublions pas que pour nous aussi viendra le temps où nous serons jugés parce que toutes les époques sont dégueulasses ; et la nôtre ne fera pas exception.

 


꧁ Illustration ⩫ Karolis Strautniekas, Writing under Threat, 2025 ꧂


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