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Les Négatifs, Audrey Jarre, Scribes Gallimard

 

 

 

 

Les Négatifs

Audrey Jarre

Éditions Gallimard, Coll. Scribes

328 pages

06/02/2025

22 €

Premier roman

 

Une photographie est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit.

Roland Barthes, La Chambre claire

 

Tout a vraiment commencé le soir où ils m’ont enterrée vivante.

C’était juste le temps de filmer la scène avec une des caméras de l’université et de prendre quelques photos. Malgré tout, je n’avais aucune garantie qu’ils ne m’abandonneraient pas là, nue dans la terre, à hurler. Des gens finiraient par venir. Tout était filmé, il y avait des preuves. Je me rassurais comme je pouvais.

Ils avaient appelé le court-métrage Buried, live, ou alors c’était peut-être seulement le nom de code du projet. C’était écrit sur les carnets. Pour la plupart des gens, ça n’aurait pas ressemblé à autre chose qu’à de la cruauté, mais pour Nathan et Léonore, c’était de l’art.

 

Voilà un premier roman tout à fait captivant.

À commencer par son redoutable incipit. En effet, quel lecteur ne serait pas piqué par la phrase d’accroche ? Comment ne pas entendre l’angoisse sourdre dans la voix de celle qui dit Je et essaie tant bien que mal de se rassurer ? Comment ne pas s’alarmer quand art❞ fraie avec cruauté❞ ?

Revenir à la couverture et à l’objectif qui troue le papier pour nous scruter tel un voyeur, éveillant aussitôt notre malaise. Revenir alors au titre et se dire qu’il y a là assurément une clef de lecture du roman : si l’on a l’impression de voir moins bien dans un monde en négatif, n’est-ce pas parce que les images évoquent l’inversion des valeurs habituelles ? Les négatifs comme  moyen de transgression ouvrant l’accès à une autre vision du monde ?

Sa construction, enfin, en trois parties (Fig. 1 - ALICE ; Fig. 2 - NÉGATIFS ; Fig. 3 - TIRAGES) et l’habile parti-pris de ne pas immédiatement donner suite à l’angoisse suscitée par la phrase d’ouverture ; préférer la dilation et remonter aux prémices de l’histoire ; écouter Alice raconter comment elle a consenti à être enterrer vivante ; passer à la deuxième partie et voir alterner Leonore et Nathan ; remonter à nouveau avec eux le cours de l’histoire, en essayant cette fois-ci d’ajuster la focale à leur point de vue.

Tout aussi ingénieux est le dispositif qui chahute les modes de narration. Si Alice dit Je, Nathan se confie à une Vera dont on ne sait qui elle est, alors qu’un(e) inconnu(e) interpelle Leonore pour raconter sa propre histoire. Si on peut regretter qu’un tel procédé n’évite pas les redites — au demeurant peu nombreuses —, on est séduits par son caractère immersif qui participe à faire monter la tension, dessinant ainsi l’expansion spiralée du récit dont la fin, dans un ultime revirement, nous renvoie sans ménagement à l’angoisse du début.

 

Nous sommes au mitan des années 2010. Alice, étudiante française fraîchement débarquée à New York, a décroché un stage dans un musée rattaché à l’Alliance française. Solitaire, timide, elle éprouve le flottement des expatriés à ce moment à la fois exaltant et vulnérable de leur vie. Aussi décide-t-elle de s’inscrire sur une application de rencontres où elle fait la connaissance de Nathan, étudiant sans-le-sou à l’université de March, une fac un peu alternative dans le nord de l’État de New Yorkun campus de gauche où l’on envoyait sa marmaille se donner une chance d’exposer un jour au MoMA. Nathan est l’ami de Ben, un garçon plutôt transparent et qui le restera, et de Leonore, enfant gâtée née dans l’Upper East Side, étudiante comme eux, qui vient de changer d’orientation, préférant la photographie aux études de commerce, au grand dam de son affairiste de père qui décide donc de lui couper les vivres.

 

Charismatique, Leonore est à la tête d’un groupe clandestin d’étudiants qui ont décidé de mettre en pratique le concept de photographie réelle, c’est-à-dire la photographie comme enregistrement intégral du réel. Ils se livrent pour cela à des expérimentations de plus en plus glauques, transgressives, hors limites, transpirant une ambiguïté autant plastique qu’idéologique. Viennent aussitôt à l’esprit certains clichés de Robert Mapplethorpe, Nan Goldin, Jeff Koons, Nick Wapplington.

 

Le bon goût est mortel pour la photo.

Helmut Newton

 

Nathan est, disons, le rabatteur qu’a choisi Leonore, celui à qui il revient de recruter — piéger serait plus juste — de jeunes femmes vulnérables qui accepteront de se prêter aux séances de photographies réelles dont l’objectif est de saisir une réalité supérieure à la médiocrité ambiante

 

Parfois sa mégalomanie [de Leonore] flirtait avec la folie, personne n’osait lui dire, mais jusqu’où serait-elle allée dans cette quête d’exhaustivité de la photographie réelle ? Quel tabou n’aurait-elle pas transgressé pour prouver qu’elle avait raison ?

 

Une photographie à bout portant qui serait à elle seule un langage complet auquel il serait inutile d’adjoindre un texte, une légende, un hors-champ. Un concept photographique que Leonore théorise dans un Manifeste dont on découvre des extraits, qui ne serait pas une façon de voir, mais montrerait les gens tels qu’ils sont.

 

Ce qui nous intéressait, c’était de les garder, neuves et intactes, le plus longtemps possible. C’est comme ça qu’on pouvait atteindre quelque chose de proche de la vérité, la femme redevenue enfant, sans repères, face à l’objectif.

 

Pourquoi Nathan endosse-t-il le rôle que lui a assigné Leonore ?

 

Moi je n’ai jamais voulu faire de mal à personne. Je voulais juste devenir un grand photographe, et ce n’est pas avec des clichés tièdes qu’on fait des carrières brûlantes.

 

Pourquoi Alice abandonne-t-elle son stage, quitte-t-elle ses colocataires et accepte-t-elle aussi facilement de se plier aux injonctions les plus viles des membres de ce club très fermé dont Leonore, dans le besoin de pallier les coupes financières du père, a fixé le droit d’entrée à 500 $ ? 

 

L’embrigadement était désirable quand il sous-entendait l’appartenance à un groupe.

 

Comment et pourquoi est-ce avec Alice, la treizième jeune femme à être séduite par Nathan, que se grippera l’engrenage d’un mécanisme pourtant bien huilé ? La chute des uns ? La rédemption des autres ?

 

Construction ingénieuse, écriture sur le fil, fin imprévisible, Les Négatifs se lit comme un thriller dans lequel Audrey Jarre met à nu la complexité du phénomène d’emprise (Jusqu’où peut-on aller sous prétexte d’art ? de performance ? d’avant-gardisme ?) et sa toxicité (Pourquoi les victimes se sont-elles tues ? La souffrance est-elle à ce point préférable à la solitude et l’ennui ?)

 

Tu [Leonore] t’étais bien renseignée sur les mécanismes psychologiques afférents : les victimes ne parlaient jamais si leurs actions leur faisaient croire qu’elles étaient en partie coupables de ce qui leur était arrivé.

 

Les Négatifs spécule sur la photographie réelle, ses intrigues, ses enjeux, alors que les images ne représentent bien sûr qu’un échantillon infime et soigneusement choisi du monde réel dont elles sont censées transmettre une part de vérité. Quoi qu’on en dise, en effet, des choix ont été faits en amont — ceux du moment, du lieu et des personnes, de la distance, du cadrage, etc. et ces choix ont produit par leur combinaison un effet tout à fait différent de celui qu’auraient produit d’autres choix à partir pourtant d’une même réalité. Oui, le réel photographique est toujours, à des degrés divers, mis en scène.

 

Les Négatifs est un premier roman tout de perversité démoniaque, dont la construction autant ingénieuse que maîtrisée parvient à faire tenir ensemble tous les fils nécessaires à la trame de l’histoire. Quand Alice commence à remonter le fil de l’histoire depuis son enterrement scénarisé — quoi qu’en pense Leonore —, il n’y a plus de dérobade qui tienne, le récit devra aller à son terme. Et la tension dramatique de monter.

En démontant le mécanisme commun à la manipulation et à l’emprise qui construisent pour mieux détruire, Audrey Jarre dénonce la violence d’une société où les plus faibles sont livrés à l’ignominie des plus forts, prêts à tout, monstruosité y comprise, pour secouer leur ennui.

Théophile Gauthier n’écrivait-il pas Plutôt la barbarie que l’ennui❞ à propos des Fleurs du mal de Baudelaire ?


꧁ Illustration ⩫ ©Maansi Srivastava pour The New York Times ꧂


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