
Vers les îles Éparses
Olivier Rolin
Éditions Verdier, Coll. jaune
96 pages
09/01/2025
17,50 €
❝Les îles Éparses piquettent l’océan Indien de leurs confettis à peine visibles à l’œil de l’amateur de planisphère.
[…]
Elles sont devenues françaises par les hasards et les gloires de l’Histoire. Europa, Bassas de India, Tromelin, Juan de Nova, Glorieuses : voilà leur nom. Ces noms lavés de ressac sont leurs seules richesses, car ces débris coralliens ne possèdent pas de ressources.
[…]
Éparses, elles le sont ces îles, perdues, seules, à moitié oubliées dans le canal du Mozambique et le large de l’océan Indien. Elles ne disposent de rien de commun pour prétendre appartenir à un archipel. Pourtant quelque chose les lie. C’est le sentiment qu’elles font naître dans l’esprit de ceux qui entendent prononcer leur nom et rêvent de courses dangereuses et de territoires mystérieux.❞
Sylvain Tesson a embarqué à bord du Champlain en 2018.
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❝Et maintenant qu’un an et demi a passé, le souvenir même de ces jours si insolites s’efface lentement comme sombrent les îles derrière l’horizon, je pourrais douter d’avoir jamais été sur ce bateau, ; nagé vers ces atolls, foulé le corail radieux, marché sous les nuages d’oiseaux. Mais il y a ces carnets que je retrouve, que la torpeur d’un été m’incite à relire. Je commence à écrire ce récit. J’essaie de retrouver la lumière de la mer là-bas. J’essaie de me souvenir du bleu sorcier.❞

Vers les îles Éparses. L’invitation au voyage est déjà dans le titre. Ces îles, disséminées dans le canal du Mozambique et dans l’océan Indien, et disputées par les Comores, Madagascar et Maurice voisines, font partie des Terres australes et antarctiques françaises. Leur nom et ses promesses justifient à eux seuls le départ. C’est vers elles qu’Olivier Rolin a fait route à bord du BSOAM Champlain ❝petit bateau, soixante-cinq mètres de long, l'air trapu et teigneux d'un gros remorqueur❞ qui effectue, quatre fois l’an en une rotation de quatre semaines, le ravitaillement logistique des bases militaires et scientifiques françaises installées sur Europa, Juan de Nova, Les Glorieuses. Si l’on n’est guère étonnés de retrouver une fois de plus l’écrivain dans la position de voyageur du bout du monde, lui qui n’a cessé de sillonner le globe (Prague, Sarajevo , Buenos Aires, São Paulo, Port-Soudan, Santiago, Arkhangelsk, Shanghai, Lima, le pôle Nord, Bakou, Veracruz... la liste est sans fin !), on peut être surpris d’apprendre que ce voyage lui a été proposé en remerciement et rétribution de sa préface à Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, écrite à la demande des Éditions de l’École de guerre.
Éparses, les îles le sont autant que les notes prises en cours de voyage puis rassemblées un an et demi plus tard pour former ce court récit illustré de quelques dessins de la main de l’auteur, qui a gardé intactes ses capacités d’observation, d’émerveillement et d’autodérision un rien désabusée.
Quand il embarque sur le Champlain en 2022, Olivier Rolin a soixante-quinze ans, l’âge d’être le père, peut-être même le grand-père, de certains membres de l’équipage.
❝À leurs yeux, je suis si vermoulu que je risque l'effritement au moindre choc.❞
De surcroît, le gouffre qui le sépare d’eux n’est pas que générationnel. La qualité (il est le seul civil à bord), les compétences (il ignore les termes de marine et les acronymes) ainsi que son oisiveté creusent les différences. Alors que tous voient leurs journées rythmées par la répétition de tâches et exercices en vue de savoir faire face aux problèmes éventuels :
❝[...] on simule un feu, un homme à la mer, une avarie de barre, une approche par des embarcations hostiles, on fait ce qui a été prévu par le règlement, on tire ensuite le bilan de la façon dont la pièce a été jouée. C’est certainement nécessaire pour parer au cas où la vie réelle viendrait inopinément prendre la place de la vie représentée, c’est utile aussi pour tromper l’ennui des longues journées de mer.❞
Olivier Rolin, ❝créature bizarre, échouée là on ne sait comment ni pourquoi, à cause d’un certain Thucydide❞, est le seul occupé… à ne rien faire. Il passe ses journées à prendre des notes dans ses carnets et à lire les livres qu’il a emportés avec lui (Hugo qu’il place aussi haut que Proust ou Joseph Conrad) et, quand ceux-ci viennent à manquer, les rares livres de la bibliothèque du bord, de telle sorte que le récit prend parfois des allures de carnet de lectures.
Et il observe ce/ceux qui l’entoure(ent). Il observe et ce faisant se découvre lui, en une manière d’autoportrait mi-détaché, mi sérieux, certainement pas à son avantage, souvent caricatural mais toujours émouvant et mélancolique,
❝Jamais encore […] je n'ai éprouvé à ce point que je faisais partie d'un autre monde. Habitué qu'on est à soi-même et à son apparence, on ne s'est pas vu se transformer en cet être de papier mâché en qui les autres, qui ne vous connaissent pas, identifient immédiatement un semi-vivant. […] Parfois je m'en amuse, mais pas toujours.❞
qui rappellera à ses lecteurs assidus ❝[l']être plissé-poché… [la] figure en carton bouilli éperonnée par le nez… tête de vieil ivrogne… gueule de poisson à grosses lèvres, mérou sortant de son trou❞ d’Extérieur monde (Gallimard, 2019).
Après plusieurs jours en mer à partager les mêmes repas et le même espace, la déférence du début cède la place à un semblant de connivence respectueuse — si les prénoms remplacent les grades, le tutoiement peine toutefois à s’imposer.
❝Ils me connaissent et je les connais depuis assez longtemps maintenant, ils savent que je suis un ancêtre un peu taciturne mais pas mauvais bougre, et moi je vois en eux des jeunots qui vivent dans un autre monde imaginaire que le mien, mais qui sont compétents et plutôt sympathiques, tout compte fait.❞
Les escales font échapper à la routine du bord et donnent lieu à des comptes-rendus singuliers qui mêlent observation de la flore et de la faune (que les araignées néphiles restent sur Juan de Nova !), poésie, émerveillement et réflexions en passant, sur ce bout du monde aux enjeux économiques et géopolitiques importants ❝je ne me prononcerai pas sur la question du droit international pour laquelle je suis incompétent. Mais enfin il est certain qu'elles ont été arbitrairement séparées de Madagascar en 1960❞, ou sur la langue ❝les mots, on a beau les aimer, essayer de les connaître, en inventer même, parfois, il arrive qu'on se désespère de leur impuissance à dire les choses. Comment rendre la couleur irradiante de la mer au bord de la plage ? […] Bleu, ça veut juste dire qu'elle n'est pas noire, ou rouge, la mer. C'est un mot par défaut.❞
Pendant ces quelques semaines à bord du Champlain, Olivier Rolin que je crois peut-être à tort d’un tempérament solitaire et taciturne — ours ? —, a éprouvé une autre épaisseur du temps — le sien intime — loin du rythme du monde qui court au cadran de l’horloge. Le temps qui reste versus le temps qui passe. Il en est revenu avec matière pour ce petit livre de même pas cent pages dans lequel se trouve condensé de tout ce qui fait qu’on lit avec bonheur cet auteur d’une nature curieuse et moqueuse, alors qu’il nous amène sur le territoire de l’intime et de l’étranger, nous faisant arpenter ses espaces autant géographiques qu’intérieurs qui, les uns comme les autres, font littérature. Et quelle littérature !
❝Je songe qu'il y a probablement, épars (comme les îles) à travers le monde, quelques livres de moi qui traînent dans les lieux où je suis passé et où j'ai cru bon de les offrir — dans la bibliothèque dépareillée d'un hôtel de Lima ou de Santiago, la caisse à vieux papiers d'un brocanteur de Shanghai, l'étal d'un antikvariat de Moscou, un équipet d'un bateau sur l'océan Indien —, et qu'il s'est trouvé ou se trouvera quelqu'un (quelqu'une, plus probablement) pour en feuilleter un en se demandant : « C'est qui, celui-là ? », et peut-être, on ne sait jamais, le lire et l'aimer. Ça leur fait, à ces livres, une vie discrète et hasardeuse, et à moi — la parcelle de moi qu'ils enferment — une vie inconnue.❞
Vers les îles Éparses est mélancolique et drôle, comme tous les livres à l’avoir précédé. Pour autant, Olivier Rolin, tout en bâtissant un œuvre d’une grande cohérence, n’écrit jamais deux fois le même livre, ce qui n’est pas la moindre des gageures. Dans ce dernier opus qui vient ajouter ces îles à sa riche cartographie personnelle, il réduit encore un peu plus la part de fiction, procédé déjà à l’œuvre dans ses ouvrages les plus connus et notamment dans Vider les lieux (Gallimard, 2022).
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꧁ Illustration ⩫ Le BSAOM Champlain, ©Marine Nationale ꧂
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