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Vider les lieux, Olivier Rolin, Gallimard

 

 

 

Vider les lieux

Olivier Rolin

Gallimard, Coll. Blanche

224 pages

03/03/2022

18 €

Folio 11/01/2024

 

Déménager

Quitter un appartement. Vider les lieux. Décamper. Faire place nette. Débarrasser le plancher

Inventorier ranger classer trier

Éliminer jeter fourguer

Casser

Brûler

Descendre desceller déclouer décoller dévisser décrocher

Débrancher détacher couper tirer démonter plier couper

Rouler

Empaqueter emballer sangler nouer empiler rassembler entasser ficeler envelopper protéger recouvrir entourer serrer

Enlever porter soulever

Balayer

Fermer

Partir

Georges Perec, Espèce d’espaces

Tout est vide, parfaitement vide, le matin de mon départ, et j'ai du mal à y croire. Tant de livres, d'objets, tant d'années   trente-sept ! La moitié de ma vie, presque toute ma vie d'homme , tout a fini par disparaître. Liquidation totale.

 

Je n’avais pas publié de billet lors de la publication au printemps 2022 du livre d’Olivier Rolin. La parution au format poche de ce récit autobiographique m’offre de réparer mon oubli. Olivier Rolin vide les lieux et raconte ce qu’il en coûte d’avoir à quitter un appartement où il a vécu pendant près de quarante ans, sis dans un quartier connu de tous les amoureux de littérature, où il y a cent ans Sylvia Beach, alors propriétaire de la librairie Shakespeare and Company, publia l’Ulysse de James Joyce. Les éditions du Seuil, rebaptisées pour l’occasion les éditions du Deuil, entre autres propriétaires de l’appartement du 10 de la rue de l’Odéon, ont signifié à l’auteur son congé, sans ménagement.

 

Tout de même, un éditeur chez qui j’avais publié une petite quinzaine de livres, le premier quelque trente-cinq ans auparavant — peu de temps après que j’étais entré dans ce lieu — me virant avec l’aide de la maréchaussée.

 

Vider les lieux, c’est déplacer les meubles comme les souvenirs, les seconds pesant souvent plus que les premiers ; se débarrasser de ce qui ne trouvera pas sa place dans le nouveau lieu de vie ; bousculer un ordre qui au fil des ans s’était patiemment établi ; se sentir dépassé par l’ampleur de la tâche, lui, l’écrivain qui avait pourtant eu la prétention de faire entrer le monde dans un livre (L’Invention du monde, Seuil, Coll. Fiction et Cie, 1993)

 

Rien de moins que quelque sept milles livres, mais aussi des lettres, des photos, toutes sortes de documents à avoir jalonné et nourri une vie qu’il faut confiner dans des cartons par dizaines.

 

Vider les lieux, c’est saisir le prétexte de s’abîmer dans les pages d’un livre pris sur les rayonnages et l’ouvrir au hasard ; tirer les fils de ces je me souviens chers à Georges Perec — plusieurs fois cité — pour faire remonter en mémoire des voyages en train, avion ou bateau avec, au cours ou au bout du voyage, des rencontres marquantes, des passions et des déconvenues. 

 

Vider les lieux, c’est être l’archéologue de son passé, faire un voyage, une fois n’est pas coutume, immobile vers ces lieux jadis arpentés et à présent à l’abri des rayonnages de la bibliothèque de cet écrivain-bourlingueur.

 

Les livres font voyager, divaguer, ils servent à cela, entre autres.

[…]

C’est toute une histoire-géographie oubliée qui déplie ses cartes, ses dates, un atlas intime dont je tourne les pages coloriées à mesure que je m’empare de certains titres, sans l’indifférence à laquelle je m’efforce, qu’il faudrait pour en finir vite, mais c’est impossible — ce ne sont pas des fruits que je cueille sur une branche, mais des livres avec leur histoire et mon histoire avec eux.

 

Dans ce passé qui reprend corps au fur et à mesure qu’Olivier Rolin le met au jour, on trouve du sable et de la neige ; du soleil et du brouillard ; une chaleur poisseuse et un froid mordant ; des rencontres de passage et d’autres au long cours ; des amitiés ; des portraits émergeant de l’ombre, ceux qui sont encore là, ceux qui s’en sont allés ; des chambres d’hôtel, des ports, des gares, des aéroports, des bars —  à Veracruz, Arkhangelsk, l’île de Sakhaline, La Havane ou ailleurs — ; des attentes joyeuses ou déçues ; des odeurs lourdes de cigare et d’alcool ou entêtantes de cerisiers en fleurs à l’heure du thé ; des lettres ; des livres annotés qui portent encore visibles la date et le lieu de leur lecture ; des cartes géographiques et intimes qui dessinent la distance à soi et, partant, l’homme qu’Olivier Rolin est devenu, alors qu’il emprunte à rebours le chemin parcouru.

 

[...] et je m’étonne du nombre d’êtres différents qu’avec le temps abrite cette enveloppe informe qu’on appelle  « moi ».

 

Le lecteur est du voyage, qui accompagne Olivier Rolin alors qu’il chemine de digression en digression, autant d’excuses pour procrastiner un départ contraint d’un lieu qui laissera une empreinte durable au moment où, ironie du sort, la population mondiale est, elle, contrainte au Grand Enfermement. Comment savoir par où commencer pour 

 

Encartonner ce qui fut mon repaire pendant la moitié de ma vie, [...] tout un  « fuckingbazar » ?

 

Vider les lieux est selon les mots toujours choisis de l’auteur un inventaire avant liquidation; pour le lecteur c’est un livre grand ouvert, émouvant et poétique, magnifique et mélancolique, grave et plein d’humour, qui revisite les instants d’une vie en s'efforçant d’en restituer toute l’intensité. Et ce faisant, révèle cet infatigable écrivain-voyageur dans toute sa fragilité. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore l’auteur, Vider les lieux offre un premier accès idéal à son œuvre .

 


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