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Ilaria ou la conquête de la désobéissance, Gabriella Zalapì, Zoé

 

 

 

 

Ilaria ou la conquête de la désobéissance

Gabriella Zalapì

Éditions Zoé

178 pages

21/08/2024

17 €

 

Il faut si souvent désobéir pour vivre une enfance décente.

Suzanne Paradis, Un portrait de Jeanne Joron

 

Je ne demande plus, On va où ? […] Nous vivons de profil, Papa et moi. Je connais bien la ligne de son nez, la forme ovale de ses oreilles, les poils qui dépassent de ses sourcils, juste au-dessus de la monture de ses lunettes. Je suis même capable de reconnaitre ses humeurs à travers ses soupirs, ses grognements, ses gestes.

 

Après Antonia, Journal 1965-1966 (2019) et Willibald (2022), Ilaria ou la conquête de la désobéissance est le troisième roman de Gabriella Zalapì à être publié aux éditions Zoé qui fêtent cette année leur cinquantenaire. À son habitude, Gabriella Zalapì livre un ouvrage aux pages comptées, à la puissance et la justesse bouleversantes sous l’épure apparente. La concision est, chez elle, une force.

 

Dans l’Italie des années 1980, Ilaria est une fillette de huit ans — Ilaria signifie celle qui est joyeuse. Un prénom comme un talisman ? Fulvio, son père, est dévasté par le divorce qu’il n’accepte pas.

 

Tu te rends compte Ilaria, du jour au lendemain en rentrant à Florence l'appartement était vide. Complètement vide. Plus de Maman, plus rien. Même pas un mot, une explication. Rien. Elle s'est enfuie avec vous sous les bras. J'ai eu un choc, c'est normal, non ? Ma vie s'était évanouie comme ça, d'un claquement de doigts. Tu trouves ça juste, toi ?

 

Il vient la chercher à la sortie de l’école à Genève où Ilaria habite avec sa sœur Ana et sa mère, pour soi-disant la conduire au restaurant Chez Léon où la famille a pris pour habitude de se retrouver une fois par mois depuis que les parents sont séparés. Ils n’y arriveront jamais. Ce qui devait être une escapade le temps d’une journée, d’un week-end tout au plus se transforme en un road trip qui s’étire jusqu’aux grandes vacances et finira par durer deux ans. Deux ans pendant lesquels, à bord de la vieille BMW bleu marine, modèle 320 coupé, père et fille traversent, au son des tubes de l’époque que diffuse l’autoradio, une Italie agitée par l’actualité politique, ce que l’on a appelé les années de plomb. La violence et les attentats, d’extrême gauche comme d’extrême droite, sont quasi quotidiens — certains se souviendront entre autres des Brigades rouges, de l’attentat en gare de Bologne en plein mois d’août 1980 ou celui contre le pape Jean-Paul II en mai de l’année suivante, l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro aussi.

 

Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route.

Jack Kerouac, Sur la route

 

Fulvio ne se retourne pas. Son instabilité émotionnelle est à l’unisson de l’instabilité politique du pays, alors qu’avec sa fille ils errent d’hôtel miteux en hôtel miteux, d’Autogrill en Autogrill sur les aires des autoroutes italiennes, de cabine téléphonique en cabine téléphonique pour des appels comminatoires à la mère rongée d’inquiétude, de petits boulots en petits boulots et, quand ceux-ci ne suffisent plus, de rapines en escroqueries pour gagner l’argent nécessaire à la suite de leur cavale, toujours plus loin vers le Sud. 

 

Mes yeux glissent, cherchent un point d’accroche et s’arrêtent sur l’image que me renvoie le rétroviseur. Je cherche les angles morts dont m’a parlé papa. Nous aussi nous en avons.

 

Défilent par la vitre de la portière l’Italie, de la côte adriatique à la mer tyrrhénienne : Turin, Brescia, Alessandria, San Benedetto, Cantagallo, Milan, Trieste, Bologne, Rome avec, tout au bout, la campagne sicilienne, la grande maison de Grand-Mère, celle ensuite de la Principessa où Ilaria pourra un temps retrouver les jeux des enfants de son âge, échapper à l’emprise de son père, homme versatile et manipulateur, passionné de jazz auquel il l’initie en un semblant de transmission de père à fille.

 

Il dit qu’il faut l’écouter la nuit, qu’on entend mieux les notes. [...] Tu entends sa solitude, Ilaria ? Cette voix me fait penser à du talc, à du velours et lorsque je regarde devant moi, cette matière engloutit tout sauf les arbres majestueux, noirs qui s’élèvent sur les côtés de la route. Tout y passe, y compris mes souvenirs.

 

La grande réussite de ce court texte est d’adopter le point de vue de la petite Ilaria, trop jeune pour saisir toute la complexité de ce qui est à l’œuvre et se joue dans l’habitacle de la voiture paternelle, mais dont le regard affûté capte tout dans son immédiateté, ce que restitue parfaitement l’emploi du présent.

 

Comme toujours avec Gabriella Zalapì, le récit, par sa concision, ses courts chapitres aux paragraphes inégaux tantôt plusieurs phrases, tantôt une seule, et la manière dont le texte comme les blancs s’organisent sur les pages aux marges généreuses, n’en est que plus dramatique ; l’écriture à la première personne et au présent dit au plus près et parfois avec une maladresse tout enfantine l’état d’esprit d’une petite fille plongée dans l’incompréhension la plus vive, alors que le doute, puis la peur grandissent face à ce père en perdition, toujours pris entre deux orages ou deux whiskies, qu’elle découvre autre que celui qu’elle a connu au temps de leur vie commune.

 

Papa ment avec naturel.

ou

Depuis quelques semaines, Papa s’excite pour un rien. Il dit qu’il ne supporte pas l’hiver, qu’il ne supporte pas le manque de lumière. Des fois, sa colère est telle que je vois voler des boules de pétanque au-dessus de ma tête. Je frissonne, je me bouche les oreilles. L’autre jour, il m’a appelée comme Maman, Antonia.

 

Jusqu’au point de bascule et les pages 109 et 110 laissées blanches.

 

Cerco un centro di gravità permanentechante Franco Battiato. Entre lamour pour sa mère et celui pour son père, malgré tout.

 

Comment grandir tiraillée entre deux parents qui se déchirent ? quand on devient l’objet d’un odieux chantage affectif ? quand l’enfance si précieuse est confisquée, obligeant à grandir trop vite ? quand la joie — Ilaria — est sans cesse remise à plus tard ? quand on finit par vous poser une question à laquelle il n’existe pas de réponse quand on a huit neuf ans ? Est-on comptable de son amour ? Peut-on le diviser ?  le retrancher ? Et sa loyauté ?

Des petits actes de rébellion qui actent sa désobéissance dépend sa capacité à exister, libre enfin.

 

Désobéir. Ce mot tombe en moi comme un caillou. Il me traverse tout entière. Quelque chose s’effondre, me vivifie.

 

Envoûtante (auto)fiction sur la fin de l’innocence, l’adieu prématuré à l’enfance, la dualité des sentiments pour ceux que l’on continue à aimer malgré tout, le dernier ouvrage de Gabriella Zalapì conjugue pudeur et émotion sans rien céder ni à la puissance romanesque ni à la force de l’écriture. Sans surprise, il a su séduire de nombreux jurys. Ilaria ou la conquête de la désobéissance est lauréat du prix Femina des lycéens 2024, du prix des étudiants France Culture, du prix Blù Jean-Marc Roberts et du prix Millepages.


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