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La Terrasse, Christine Montalbetti, P. O. L.

 

 

 

 

La Terrasse

Christine Montalbetti

P. O. L.

352 pages

22/08/2024

21 €

Il n’y a rien de plus beau qu’un roman qui s’écrit ; le temps qu’on y consacre ressemble à celui de l’amour : aussi intense, aussi radieux, aussi blessant. On ne cesse d’avancer, de reculer, et c’est tout un château de nuances qui se construit avec notre désir : on s’exalte, on se décourage, mais à aucun moment on ne lâche sa vision.

 Yannick Haenel, Trésorier-payeur

Pourquoi est-ce que ça me touchait tant, de les regarder, pourquoi ça me touche tant chaque fois, quand je prends le temps de poser les yeux sur un inconnu, ou une inconnue qui passe dans la rue derrière la vitre d’un café, ou qui s’assied à une terrasse où je suis ? Tout ce que ça contient, un corps, de passé et d’histoire, de mémoire, de souvenirs et de désirs, d’espoirs et de déceptions, tout ce que c’est d’incroyable, une personne, une existence. Et comment chaque fois, en dedans, c’est un mélange singulier et unique.

J’entrais dans ces vies parce que chacune aurait pu être la mienne.

Et aussi parce qu’elles ne l’étaient pas, justement.

 

La terrasse du titre est celle d’un hôtel au Portugal, à l’heure du petit-déjeuner, l’été. Depuis sa table située un peu à l’écart, à ce moment frémissant de promesses qu’est le début de la journée, le personnage qui raconte observe la petite société des clients et ce qu’elle offre de variations sur les relations de couple, les relations parents/enfants et enfin les personnes qui, pour une raison ou une autre, voyagent seules. Sur cette terrasse bordée d’un mur d’azulejos et ombrée d’un figuier, avec en ligne de fuite le carré bleu de la piscine, il y a plusieurs « types » reconnaissables : un couple marié ; un autre couple, très blond, parlant une langue indéfinissable ; un autre très jeune ; un homme occupé à noircir son carnet de notes que sa femme abandonne pour partir en promenade ; une mère célibataire tout enlierrée d’angoisses et son fils ; un Américain accompagné d’une très jeune femme, l’écart d’âge autorisant toutes les conjectures ; une femme dont la seule compagnie est un guide de voyage posé sur la table. Tous livrés aux bons soins de Tiago, le serveur de l’hôtel, le premier d’entre eux à être nommé. Les autres prénoms (Gloria, Marc, Robin, Dylan, Amy, etc.) s’égrèneront au fil du texte ; en les incarnant, ils feront passer les clients de l’hôtel du statut de types (le professeur, l’étudiante, la femme à la robe céladon, le serveur, etc.) à celui de personnages à part entière.

 

Je les regardais et je pensais au sentiment de l’été. L’été qui était là, débutant encore, neuf, glorieux, riche de ses promesses — car est-ce que ce n’est pas ce qu’on ressent, à l’orée de l’été, le sentiment puissant et irrationnel d’une promesse ?

 

De son poste d’observation, le narrateur – dont on ne sait a priori rien, pas même si c’est un homme ou une femme sauf à être attentif aux très discrets accords placés comme autant d’indices par Christine Montalbetti – laisse son regard vaguer d’une table à l’autre, curieux du moindre geste, du plus infime détail ; son oreille accueillir des bribes de conversations tenues à mi-voix ;

 

[…] des mots m’arrivaient, des bouts de phrases qui se croisaient au-dessus de moi dans l’air de la courette comme — j’ai pensé — les fils des tramways dans le ciel de Porto.

 

son imagination remplir les silences, échafauder l’histoire potentielle de chacun de ces hommes et femmes, leur passé (une enfance ? des parents ?), leur présent (une profession ? des enfants ? un conjoint ? des désirs ?), et même, de l’audace que diable !, leur avenir.

 

Christine Montalbetti, il y a une vingtaine d’années, avait consacré un ouvrage à La Fiction et ses pouvoirs qu’elle ne cesse explorer depuis. Dans ce roman-ci, comme dans Le Relais des amis avant lui, elle montre que chaque personne rencontrée est un roman possible. Son narrateur-détective explore un monde vibr[ant] d’hypothèses fictionnelles qu’il est amené à sans cesse nuancer, corriger, repenser, abandonner, éprouvant ainsi la plasticité de récits potentiels, ce que l’autrice nomme joliment les froissements des possibles. Le Come on, Dad❞ lancé par la jeune fille à la table voisine fait s’écrouler l’hypothèse du roman de campus entre un professeur et sa jolie étudiante, sur laquelle le narrateur brodait depuis quelque temps, l’astreignant à réviser illico la version qu’[il] s’étai[t] racontée.

 

Sur cette terrasse, chambre d’écho de l’intime, en même temps […] cocon et […] révélateur, le narrateur s’abandonne avec délice au rôle de créateur omniscient — Je voyais tout, comme si c’était un roman que j’étais en train d’écrire — avec d’autant plus de curiosité qu’il renvoie à sa propre  existence, puisque l’on crée toujours à partir de soi, n’est-ce pas ?

 

Les relations qu’on envisage et qui n’ont pas lieu existent quand même quelque part en soi. Elles nous constituent, à leur manière. Ces froissements de possibles dont chaque vie est faite, même quand ils demeurent en suspens, colorent nos jours et nos nuits. Les petites fictions agréables qu’on s’invente font partie intégrante de nos existences. Nos moments de rêverie ne sont pas une absence au monde, mais bien plutôt une façon de le ressentir, de l’éprouver, et de le démultiplier, de prolonger les relations, même si c’est de manière fragile, éthérée, de les poursuivre alors même qu’elles ne se concrétisent pas […] 

Ce qu’on s’imagine a lieu un peu. Puisque ça nous nourrit. Ça nous construit, et ça colmate quelque chose. Ça panse les plaies. Même si c’est d’une gaze éphémère.

 

Dès lors, le lecteur n’est pas surpris d’apprendre au détour d’une phrase que le narrateur est romancier, quelqu’un, par goût autant que nécessité, à l’affût de récits, adroit à bâtir une histoire, mais tout aussi prompt à changer de scénario au besoin et au gré des informations tangibles ou non que lui, éponge à sensations, absorbe de-ci de-là, au gré des histoires fantasmées de ces vies potentielles. En laissant flottante la frontière entre fiction et métafiction, Christine Montalbetti à son habitude invite le lecteur à être le témoin des mécanismes qui président à l’élaboration du récit, formidable espace de liberté riche en chemins qui bifurquent chers à Jorge Luis Borges.

 

Alors que Le Relais des amis nous essoufflait à courir après chaque personnage pour l’abandonner presque aussitôt — frustrant, pensez-vous ? —, La Terrasse nous invite à nous poser dans un lieu agréable à ce moment excitant entre tous qu’est le début d’une journée toute neuve, pour prendre le temps de l’observation, et de nous installer dans l’histoire de chacun des clients de l’hôtel tout en restant prêts à accueillir l’inattendu qu’encourage la fantaisie romanesque. Et pourquoi pas, y superposer notre propre imaginaire ? Les possibilités de bifurcations sont quasi infinies.

 

Et c’est bien ça la fonction d'un roman, [...], à la fois de nous faire fréquenter des gens qu’on ne connaissait pas, de nous emmener dans des endroits que l’on découvre, et à la fois réveiller en nous des émotions qu’on peut reconnaître comme nôtres.

Et parfois aussi d’en faire vibrer d’autres.

 

Une autre façon plaisante, bien que répétitive, d’explorer les pouvoirs inépuisables de la fiction.


꧁ Illustration ⩫ ©Peter Graham, Lunch on the Terrace,  non daté ꧂


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