La Mer est un mur
Marin Postel
Éditions Phébus
192 pages
16/01/2025
19 €
Premier roman
❝C'est ce que j'aime, dans les îles : elles ont gardé un mode de vie plus rudimentaire que les continents. Elles demeurent plus près du monde sensible, du ciel, et de l'eau, puisqu'elles en sont cernées, et, en quelque sorte, prisonnières. Quelque chose d'essentiel a, ici, survécu : un lien primitif avec le monde, un contact jamais vraiment dénoué, la certitude qu'une autre vie est possible, au plus près d'une vérité oubliée.❞
Christian Signol, Les vrais bonheurs
❦
❝Une vie est un équilibre précaire, on prépare ses armes du mieux qu’on peut, on bourre les semaines de cuites et de rituels, on fait çà et là des paris douteux, puis on croise les doigts en espérant que ça tienne. Quelques années après son installation, moi, j’ai compris que le monde d’Antoine ne tiendrait pas, enfin tout ça on le savait déjà, mais j’ai senti que son bonheur finirait à terre plus vite que ce que j’avais anticipé, quand j’ai appris par certaines personnes ce qui se racontait. Et j’ai cru me représenter pour la première fois clairement la vie de mon frère.❞
Quiésay, à peine trois cents hectares battus par les vagues et le vent, que rongent le sel et les lichens. Un rocher granitique adouci par sa plaine et ses plages, posé sur La Manche à vingt kilomètres et une heure de navigation de Longuemer, la ville en face sur la côte. Ne cherchez pas, l’île est imaginaire ; Longuemer, aussi. Comme toute île, Quiésay est un microcosme avec ses codes implicites qui régissent les deux univers à s’y côtoyer sans pour autant se mêler, séparés par un mur invisible mais manifeste. Elle sent bon les embruns et le large, le poisson fraîchement péché. Elle empeste aussi les rancœurs et la défiance qui se mêlent aux relents de bière du seul bar de l’île où tous, sédentaires comme vacanciers, se tolèrent à peine, les esprit échauffés par l’alcool ne demandant qu’à faire le coup de poing.
L’île est, comme toujours, un monde à elle seule. Les insulaires d’une part vivent dans les casemates de la caserne et les saisonniers d’autre part viennent jouer les Robinson dans leurs petites maisons blanches ouvertes à la belle saison, auxquels s’ajoutent les touristes arrivés pour le temps d’une journée par la navette quotidienne. Et ceux que ne manqueront pas d’attirer les gîtes prochainement construits qui font déjà polémique.
❝[…] il y avait ici comme deux univers qui vivaient côte à côte, celui des gens qui partent et celui des gens qui restent.❞
un écho presque mot pour mot à Sylvain Prudhomme, Sur les routes :
❝Le monde se divise en deux catégories. Ceux qui partent. Et ceux qui restent.❞
Rituel immuable, Joseph le narrateur vient avec son frère aîné Antoine et leurs parents passer les étés dans la maison de la grand-mère qui naquit et mourut sur l’île avant d’être enterrée, là-bas sur la côte, à Longuemer. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, avoir une aïeule îlienne n’a pas suffi à faire accepter ces Parisiens du reste de la population, laissant le père bougon.
❝On ne pouvait pas dire que Quiésay était un lieu tranquille. L’île était calme, certes, mais ça n’était pas non plus un havre de paix, il était trop facile d’y perdre pied, même pour un adulte comme notre père qui était connu de tous. Il suffisait d’un rien, d’un casier déposé près d’un caillou où la chasse est gardée, par exemple, pour qu’un type vienne faire une scène au docteur ou largue le flotteur au couteau, et lui demande sans détour de quitter ces terres. […] ça serait à peine mentir d’affirmer que la vie collective, à Quiésay, c’était des relations précaires qu’aucune affection ne nourrissait, une simple tolérance mutuelle qui pouvait se dissiper à la moindre bavure, aussi vite qu’une légère brume.❞
Joseph se souvient. De la traversée et des étés sur l’île, des colères de plus en plus vives entre son père et son frère, des désertions de plus en plus fréquentes d’Antoine tâtonnant à s’inventer une vie autre, de la douceur inquiète de la mère dans ses tentatives d’arrondir les angles, du chien Rapide, des virées en mer pour des parties de pêche, de la beauté solaire de Baptiste voué à une vie en mer par la seule volonté de son rugueux grand-père.
Le roman s’ouvre alors que le narrateur a neuf ans et l’on suit cette famille, ses temps de vacances sur l’île, ses retours à Paris, sur une période de vingt ans. On est les témoins de la lente mais inéluctable décomposition de leur relation. On sent sourdre toute la douleur du père face à son aîné, adolescent frondeur et intranquille, ❝fils indocile, mauvais louvoyeur et mauvais élève❞ qu’il n’a, semble-t-il, jamais compris en voulant le faire à son image.
❝[…] un désespoir soudain qui lui avait coupé le souffle. J’imagine que mon père, en regardant les plateaux gris, épuise ses forces en essayant de raviver sa douleur, de tâter à nouveau cet amour qui rassure en même temps qu’il fait souffrir. Et pendant quelques heures, sur la plage silencieuse, c’est toute la misère d’un père qui s’étale, lui qui ne trouve rien de mieux pour réveiller sa tendresse qu’une pauvre peine.❞
Écrit à la première personne par l’adulte que le benjamin est devenu, La Mer est un mur raconte Antoine décidé à ne plus vivre à côté de sa vie quitte à jouer le risque-tout, quitte à rester sur l’île auprès de son ami Baptiste à la grande incompréhension de ce dernier qui n’aspire, lui, qu’à quitter cette terre où les distractions sont rares si l’on veut bien excepter le Grand Raout d’été où les jeunes se frôlent et s’enivrent, où les plus âgés se laissent aller pour la journée à l’illusion de tensions enfin apaisées.
❝« Putain, je crois que je pourrais passer la fin de mes jours sur cette île ! », [Antoine] avait crié. Et sur le moment je n’avais pas été sûr de bien entendre la réponse de Baptiste, ces mots durs qu’il avait marmonnés depuis la cabine : « Estime-toi chanceux de pas avoir à le faire. »❞
Le parti-pris narratif est habile et l’indéniable point fort du roman : « Je » n’est pas le personnage principal, ne se raconte pas, ne se met pas en scène, mais au contraire en retrait — on saura bien peu du narrateur à la fin du livre. Joseph tente à force de tâtonnements de rendre compte des métamorphoses à l’œuvre chez ce frère qu’il a échoué à comprendre et qui ne cesse de lui échapper. Antoine est presque de toutes les pages et Joseph le raconte avec une mélancolie infinie et les inévitables approximations et fausses pistes qu’un regard uniquement extérieur ne peut éviter. La grande réussite de ce premier roman dont le sujet, lui, n’est pas nouveau (la vie sur une île avec son lot de brimades et de difficultés pour ceux qui peinent à s’y faire accepter, la vie familiale en prise avec les cahots de l’adolescence) est dans ce parti-pris, qui place le lecteur aux côtés de Joseph, et rend ces garçons terriblement attachants.
La mer est un mur, comme le sont aussi l’origine sociale ou les silences qui s’érigent dans les familles avant que les regrets n’emportent la mise.
❝S'il fallait situer la première véritable fissure, je dirais que tout a commencé ce jour-là, dans les dernières lueurs d'août, où mon frère, après une altercation, a planté mon père devant la chapelle de Quiésay pour retourner seul à la caserne.❞
Certains trouveront que La Mer est un mur est l’histoire d’une famille somme toute banale et déjà maintes fois lue. C’est tout à fait exact. Ce qui en fait le sel est non seulement cet astucieux parti-pris narratif mais aussi la force de l’écriture qui nous suspend au récit grâce à des phrases amples à la poésie diffuse, sourde et lancinante pour dire avec toute la délicatesse de leur mélancolie ouatée l’éloignement d’une famille, malhabile à se comprendre, à se parler, à s’aimer.
Un très beau premier roman sur les murs que l’on érige, pierre après pierre, lentement jusqu’à les rendre infranchissables, sur la douleur de la séparation annoncée, l’amertume des désillusions, la difficile émancipation du milieu familial, le temps qui passe, lent et, hélas, sur la tragédie en embuscade.
❝Voilà ce qu'était Quiésay, le spectacle saisissant du temps passant sur un monde figé, on se souvenait avec douleur d’une semblable balade, dix ou vingt années plus tôt, de cette lenteur recherchée, et on constatait que le cadre n’avait absolument pas bougé. Seules nos existences fragiles n’étaient plus les mêmes.❞
Je remercie Babelio et les éditions Phébus de cet envoi et leur confiance.
❦
Ce roman est de la première sélection de la 4e édition du Prix Trouville 2025.
꧁ Illustration ⩫ ©Frédéric Schmiliver, Détail de couverture, Série Unconscious, 2024 ꧂
Écrire commentaire