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L'Enfant rivière, Isabelle Amonou, Dalva

 

 

 

 

L'Enfant rivière

Isabelle Amonou

Éditions Dalva

304 pages

05/01/2023

20,50 €

Premier roman

 

 

 

 

Il existe des temps suspendus, ces temps d'un autre monde qui précèdent les tempêtes et dont, si nous n'étions pas fous, nous nous garderions avec prudence. Ces instants et ces heures qui endorment toute méfiance, qui nous font croire à la possibilité de faire table rase du passé, de tout recommencer ; ces temps de mensonge.

Sandrine Collette, Un vent de cendres

On lui [à Thomas] avait dit que c’était normal. D’oublier. Parce qu’on ne sait pas a priori qu’il faudrait mémoriser chacun des instants, des gestes et des paroles des quelques heures qui ont précédé une catastrophe. A posteriori, on aimerait se souvenir. Pour pouvoir reconstruire la vérité. Une vérité. Mais c’est trop tard.

 

Un prologue énigmatique rappelle qu’avant de s’aventurer en littérature blanche Isabelle Amonou a écrit des polars et des romans noirs. Il suffit aux trois premières pages de L’Enfant rivière de poser un personnage charismatique et semer dans son sillage des questions à la volée pour accrocher le lecteur.

 

Son avion s’est posé à Montréal. Thomas revient après 6 ans d’absence dont il a cru qu’ils l’aideraient à faire table rase du passé. C’était en mai 2024. Le petit Nathan, trois ans et demi à peine, était sous la surveillance de sa mère Zoé quand il avait disparu. Avait-il été enlevé ? S’était-il noyé en bravant l’interdit, allant jouer au bord de la rivière des Outaouais, frontière naturelle entre le Québec et l’Ontario ? Quelle responsabilité avait Éliane, la soeur de Zoé, dans cette disparition qu’elle accueillait avec un rictus indéchiffrable ?

 

Un enfant c’est une tâche immense, ça signifie s’occuper de quelqu’un d’autre que soi et je ne suis pas sûr qu’on en soit tous capables.

Sandrine Collette, On était des loups

 

Zoé, lestée de son enfance entre une mère alcoolique et un père abusif, était-elle capable de s’occuper de son fils ? L’ordre des choses voudrait que les parents ne connaissent jamais la mort de leur enfant, mais la vie se moque bien de le respecter et n’a que faire de justice. Alors que Thomas revient, le mystère est encore entier. Le corps n’a pas été retrouvé, rendant le deuil impossible pour Zoé convaincue que son fils est toujours en vie, alors que Thomas n’a jamais cru à cette éventualité-là. La disparition de l’enfant, point d’équilibre précaire de la famille, avait anéanti le couple qui depuis le début avait pourtant essayé de composer avec ses différences,

 

Ils ne vivaient pas dans le même quartier. Leurs parents ne se connaissaient même pas et ne se seraient fréquentés pour rien au monde. Ils n’avaient rien en commun. Au contraire, tout les séparait. Chez Zoé, on parlait français. Chez Thomas, anglais. Chez Zoé, on était athée d’ascendance catholique. Chez Thomas, protestant. Chez Zoé, on était à moitié autochtone. Mais eux deux, les adolescents, ils avaient éprouvé quelque chose qui était bien plus fort que la langue, la culture, la couleur de peau ou la religion. Et c’est ce point de vue qu’ils chercheraient à imposer à leurs familles. De force plutôt que de gré.

 

différences que la douleur avait fait remonter à la surface pour y éclater.

 

Zoé et lui n'avaient pas partagé la souffrance, ils se l'étaient renvoyée.

 

Après ce tragique mois de mai, Zoé est restée au bord de la capricieuse rivière des Outaouais dans l’espoir de retrouver Nathan, de le voir revenir à elle d’une manière ou d’une autre ; Thomas, lui, est parti, loin, très loin, quittant le Canada pour Mexico puis la France où refaire sa vie.

 

La mort du père ramène Thomas à Ottawa, auprès de sa sœur. Il faut s’occuper de la succession et vider la maison avant de la mettre en vente. Nous sommes en 2030 et en 6 ans, le monde a changé pour le pire. Astucieusement, Isabelle Amonou a placé son roman à peine quelques années au-devant de notre temps. Cette anticipation infime évite les pièges de la dystopie traditionnelle, sa projection à des dizaines d’années de nous, son imaginaire sombre, son avenir terrifiant, pour se présenter comme un prolongement plausible de notre époque, tout en apportant un peu de la nuit nécessaire à l’évocation d’une menace protéiforme. Le climat s’est déréglé, les périodes de sécheresse sont suivies de tornades et de tempêtes qui ravagent tout, de pluies diluviennes qui gonflent les cours d’eau et emportent tout ; les guerres civiles autant que les aléas climatiques ont jeté les hommes sur les routes à la recherche d’un lieu sûr. La première puissance mondiale s’est effondrée, les Américains sont remontés vers le nord et le Canada encore à l’écart — mais pour combien de temps ? — des plus grandes catastrophes.

 

On a fait partie de l'État le plus puissant du monde, America First et toutes ces conneries, et voilà comment on va finir, dans des bidonvilles.

 

Ces migrants tentent de passer la frontière, sachant que s’ils se font prendre, ce sera la déportation vers les camps du Grand Nord inhospitalier. Alors ils se cachent des autorités et des chasseurs de prime, construisent des campements de fortune dans les forêts alentour, se nourrissent de chasse et de pêche. De rapines aussi. L’un d’eux regroupe des adolescents et des enfants plus jeunes que Zoé observe avec ses jumelles Zeiss, se persuadant peu à peu que son fils, dans sa dizaine à présent, s’y trouve.

 

❝Il y avait une dizaine de jours, elle avait trouvé un campement, près du lac Grand, à Val-des-Monts. Une vingtaine de jeunes étaient réunis là. Enfants, ados. Ceux-là étaient très différents des réfugiés qui vivaient près de chez elle. Ceux-là s’étaient enfoncés dans la forêt, se cachaient des autorités, ne demandaient pas de régularisation, ne comptaient que sur eux-mêmes. Ceux-là étaient les vrais sauvages. Les insoumis. Les enfants perdus.❞

 

Deuil impossible de son enfant, famille dysfonctionnelle, héritage et transmission, quête identitaire, perte de l’innocence, catastrophes climatiques et sociales, migrants, effondrement d’une civilisation, guerre civile, retour à l’état sauvage, face à face chasseur-proie, etc. Des thèmes jusqu’au vertige qui pourraient faire craindre le pire, une espèce de syllogomanie narrative. Sauf qu’Isabelle Amonou tient ferme son récit, brossant au passage de magnifiques portraits de personnages tout en contrastes, esquintés par la vie, qui ont du mal à tenir debout. Avec savoir-faire, elle intègre le drame intime vécu par la furieuse Zoé et le prudent Thomas dans la trame plus large des tragédies familiales, elle-même mise en perspective avec l’histoire récente du Canada et le sort réservé aux populations autochtones que l’on assimilait par la force. Ainsi Camille, la mère algonquine de Zoé, a-t-elle été arrachée à sa famille pour être placée en internat catholique.

 

Sa mère avait été arrachée à ses propres parents et à sa réserve alors qu’elle avait à peine six ans. Elle avait grandi au pensionnat d’Amos. Assimilation oblige. Il fallait bien convertir les enfants dotés d’une culture primitive au catholicisme et les intégrer à la bonne société canadienne. De force, puisqu’ils résistaient. C’était pour leur bien. Il fallait tuer l’Indien. Camille avait fait partie des 150 000 jeunes autochtones ainsi offerts à la violence culturelle, sans parler des agressions physiques, psychiques et sexuelles qu’ils avaient subies. Pour la plupart, bousillés à vie.

 

Le père a abusé de Zoé sans que la mère daigne lever les yeux du fond de son verre. ; le frère est parti vivre au plus près d’une réserve pour renouer avec les racines que Camille a refusé de transmettre à ses enfants. Quant à Éliane... Des années plus tard, à nouveau les camps, à nouveau les murs, à nouveau la suspicion ; l’histoire semble au bord de bégayer et ce que l’on croyait impensable — le fameux plus jamais ça ! — est redevenu possible. N’apprend-on jamais du passé ?

 

La narration à la 3e personne non omnisciente, qui passe d’un personnage à l’autre, est un choix brillant et l’une des grandes réussites du roman. Quand on crée un personnage aussi charismatique que Zoé, on peut en effet être tentée de céder à la facilité et confier la narration à ce « Je » fort, qui exclurait le lecteur. Isabelle Amonou, elle, a pris le parti de nous faire vivre l’aventure au lieu de se contenter de nous la raconter : l’impression est qu’il n’y a pas vraiment de narrateur, mais une multitude de points de vue qui nourrissent notre perception. En ajustant la focale  sur un seul personnage à la fois, nous le découvrons de l’intérieur, avec ses failles, ses blessures, ses tergiversations, ses errements, nous sommes au plus près de ses émotions, au plus près de sa compréhension des autres et du territoire alentour, personnage à part entière de L'Enfant rivière. Chacun des personnages/narrateurs agit comme un filtre et, pour le lecteur, l’immersion est totale dans ce roman où chacun d’eux cherche la clef de son existence et où tout est à sa juste place.

 

Zoé avait toujours été étrange. Inquiétante. Mais il [Thomas] le savait. Il avait choisi de l’aimer malgré ça. Ou peut-être à cause de ça. D’ailleurs lui aussi avait toujours eu quelque chose de bizarre : il était tombé amoureux d’elle — tomber était le mot exact, il était tombé à l’eau — et ensuite il n’avait jamais cessé complètement de l’aimer. Malgré tout ce qui s’était passé.

 

Tout cela concourt à faire de L’Enfant rivière un récit en grande tension, et cette tension même, entretenue sans faiblir, contribue au plaisir pris à la lecture de ce roman dur et dérangeant, violent et désenchanté mais autorisant à espérer, parfaitement maîtrisé tant dans le fond que la forme.


꧁ Illustration ⩫ ©Garde-rivière des Outaouais, Bassin versant de la rivière des Outaouais ꧂


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