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Ce qu'il reste à faire, Marie de Chassey, Alma Éditeurs

 

 

 

 

Ce qu'il reste à faire

Marie de Chassey

Alma Éditeurs

144 pages

01/09/2023

16 €

Premier roman

Perdre un enfant... c'est un tourment qui ne finit pas, un poids qui n'écrase pas les épaules mais, plus insidieusement, pèse à l'intérieur de nous-même et enserre le cœur.

Jean-Paul Dubois, Une vie française

 

Il n'y a pas de mots dans la langue française pour désigner un parent qui perd son enfant.

Pas de mots pour consoler.

Elle ne veut pas être consolée.

Elle s'accroche à ces gestes répétés devant les casseroles. Elle cuisine. Bientôt l'heure des visites.

Tout est cuit.

 

D’un enfant qui perd ses parents, on dit qu’il est orphelin ; d’une femme qui perd son mari, qu’elle est veuve, mais oui, comme l’écrit Marie de Chassey, il n’y a pas de mot pour nommer des parents qui ont perdu leur enfant. Parce que ce n’est pas dans l’ordre des choses, survivre à son enfant est un drame sans nom. Le 11 février 2021, la députée Mathilde Panot a déposé la Proposition de résolution n° 3883 visant à la reconnaissance du mot parange pour désigner les parents ayant perdu un enfant, et ainsi combler un vide lexical. Cependant, ce mot-valise forgé à partir de parent et ange, loin de faire l’unanimité parmi les parents endeuillés qui le trouvent religieusement connoté, ne figure à ce jour ni dans le dictionnaire de l’Académie française ni dans aucun autre des dictionnaires de langue française.

 

Florence et Judith. La mère et la fille. À cette dernière, on a diagnostiqué Une forme de cancer rare. Un cancer agressif en forme d’arbre, avec un nom qu’elle avait eu du mal à retenir. Elle n’a pas 25 ans que ses jours sont déjà comptés. Ce qu’il reste à faire est le récit de ses derniers mois que Marie de Chassey a choisi de confier à une 3e personne anonyme, afin d’évacuer tout affect. L’écriture très factuelle y participe tout autant. Ce qu’il reste à faire raconte le quotidien d’une mère et d’une fille à nouveau réunies avant d’être à jamais séparées.

Le premier paragraphe donne un très bon aperçu de l’état de leur relation : 

 

Florence a remis les vêtements dans l’armoire grise de la chambre, sans que sa fille le demande. Elle a pris plaisir à les trier par couleur. C’est elle qui les a sortis des valises, les a organisés. Les pulls en haut, les tee-shirts à l’étage du dessous, comme avant.

 

Florence est une mère dans le contrôle de tout, de tous, tout le temps. Peut-être parce que le père l’a abandonnée dès l’annonce de la grossesse ? parce que c’est elle qui depuis toujours a dû prendre soin de Judith avant que celle-ci ne parte faire sa vie ailleurs ? parce que toutes les conditions étaient réunies, dès le début, pour que ce sentiment-là soit plus fort que tout ? C’est elle encore qui, seule et contre l’avis médical, a demandé le maintien de sa fille à domicile ainsi que l’indique le premier des comptes-rendus infirmiers à rythmer le texte. Et l’avis de sa fille, concernée au premier chef, qui pour se soucier de le recueillir ?

 

Personne ne s’était entretenu avec Judith. Sa simple présence auprès de sa mère avait suffi à donner l’impression que cette décision lui convenait. Elle aurait pu s’y opposer. Mais Florence se souvient parfaitement de l’écoute vigilante de sa fille, qu’elle n’avait rien dit.

 

Le personnage de la mère possessive m’a d’emblée mise mal à mon aise. S’il peut être touchant de la voir retrouver les gestes qu’elle avait pour Judith bébé — lui donner le bain dont la bonne température a été prise à l’aide du thermomètre dauphin —, on s’inquiète de la voir rejouer l’enfance dans un appartement resté dans son jus, et de sa volonté farouche de couper sa fille de toute relation extérieure, saisissant le moindre prétexte pour ne pas laisser ses amis l’approcher. Même quand elle était enfant, Florence n’a jamais envisagé de la confier à une baby-sitter, par exemple. Cela interroge beaucoup sur ses réelles motivations. L’impression prégnante que Judith est sa chose avant que d’être sa fille ne m’a pas quittée, rendant l’empressement maternel suspect et suffocant.

 

J’ai vu dans l’incommunicabilité entre les deux femmes la confirmation de mes soupçons. 

 

Judith garde les yeux fermés, ne réagit pas au baiser de sa mère, pas plus qu'à sa proposition de sortie.

Rien de plus que : « C'est toi qui sais. »

Mais Florence n'attendait pas d'autre réponse. Elle a toujours su ce qu'il y a de meilleur pour sa fille. Elle a toujours été de bon conseil. Depuis le premier jour, elle ne pense qu'à une chose, faire pour le mieux. Elle a mis un à un ses sentiments de côté pour pouvoir se rendre entièrement disponible.

 

Les réponses laconiques et les silences que Judith oppose à sa mère sont une manière de la tenir à distance. Attisant la jalousie maternelle, elle se confie plus volontiers à Théo, l’infirmier présent à son chevet chaque jour qui, en agent facilitateur, dénouera la situation. Il est surprenant que Florence soit si peu à même de comprendre sa fille alors que son métier de traductrice forme d’ordinaire à une remarquable perspicacité pour surmonter les obstacles de communication, ressentir les subtilités d’une langue, éprouver les difficultés du passage d’une langue à l’autre. Par parenthèse, je note que Marie de Chassey va un peu vite en besogne quand elle écrit qu’il y a toujours une solution, qu’il y a toujours un mot correspondant d’une langue à l’autre, comme si un texte avait le pouvoir d’en recouvrir intégralement un autre. Les traducteurs savent bien que la traduction est la grande école de l’échec parce qu’Il existe entre les langues une faille infranchissable. La traduction ne cherche pas à la combler. Elle propose autre chose. À la faveur d’un geste qui relève de l’escamotage, et donc de la magie, pour ne pas dire de l’arnaque, elle substitue.❞ (Claro, L’Échec. Comment échouer mieux, Éd. Autrement, Coll. Les grands mots, 2024)

 

Florence occupe chaque parcelle d’espace, chaque portion de temps ; elle s’épuise trouvant, je suppose, quelque chose de rassurant dans le cycle des tâches qu’elle effectue pour sa fille. Sa façon à elle de trouver un équilibre, de se maintenir debout, mais aussi de saisir l’occasion d’enfin avoir la mainmise sur la vie de Judith. Là où certains verront la figure d’une admirable mère courage, je n’ai vu que le déni d’une mère incapable d’être à l’écoute de son enfant et des soignants ; une mère égoïste qui veut garder sa fille sous sa coupe comme au temps où elle était bébé, et retarde la prise en charge de la douleur. Je me suis demandé si Florence ne voyait pas dans la maladie une aubaine forçant Judith à revenir au foyer et la rendant totalement dépendante. À sa merci ? Vous dire si le personnage de cette mère m’a incommodée  !

 

Elle pose délicatement ses lèvres sur son front, lui donne un baiser. L’enveloppe comme si elle tenait contre elle un nouveau-né.

 

Ce huis-clos inquiétant prend fin dans les dernières pages où, se rangeant enfin à l’avis médical et à la volonté de Judith, Florence n’a pas d’autre choix que d’accepter l’admission en unité de soins palliatifs. À partir de ce moment-là, la relation mère-fille se détend et Florence gagne un peu d’humanité en se mettant à l’écoute de sa fille.

 

Pas besoin de ce pseudo-réconfort, juste de quelqu’un qui accueille ce qu’elle ne sait plus. Qui elle est, ce qu’elle aime, ce qu’elle va faire d’elle-même, de son chagrin, de cette fin qui approche. De cette part dont elle est amputée.

 

Florence fait l’expérience de la puissance de ce sentiment-là en même temps qu’elle admet son impuissance à sauver sa fille. Accepter de laisser partir Judith, faire enfin ce qu’il reste à faire quand il n’y a plus rien à faire en l’accompagnant vers une fin apaisée. Apaiser est d’ailleurs le mot sur lequel se referme le livre. Aller vers la lumière, enfin et malgré tout.

 

Ce qu’il reste à faire est un premier roman tout en retenue certes, mais très dérangeant sur un deuil impossible et la difficile bien qu’absolue nécessité d’être à l’écoute de la personne que l’on accompagne dans sa fin de vie. M’est avis que le texte aurait gagné en profondeur et complexité si le personnage de Florence avait été plus nuancé, éveillant l’empathie qui m’a manquée pour aller sous la surface de cette malaisante mère possessive.

Sur un même sujet, le deuil avant le deuil et la mort de son enfant, Le Chien de Schrödinger de Martin Dumont (Delcourt, 2020) est tout autre et lumineux.

 


꧁ Illustration ⩫ Luigi Boccardo, Cimetière monumental de Bologne, Italie, 2019 ꧂


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