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Brûlez tout !, Henri Guyonnet, Anne Carrière

 

 

 

Brûlez tout !

Henri Guyonnet

Éditions Anne Carrière

368 pages

10/02/2023

20 €

Premier roman

[...] il savait comment on fait tenir deux vers ensemble, et, ce qui est une autre paire de manches, comment dans la pince de deux vers on fait tenir un peu du monde.

Pierre Michon, Rimbaud le fils

 

Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot de vous avoir laissés lors de mon séjour à Douai.

Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 10 juin 1871

 

Brûlez tout !, premier roman d’Henri Guyonnet, est une exofiction, genre littéraire poreux entre faits réels et fiction. Prenant pour contexte la fin de vie d’Arthur Rimbaud, s’invitant dans les béances qu’offre la réalité historiquement vérifiable, Henri Guyonnet lui substitue une vérité romanesque, bricole pour combler les trous, recompose les éléments glanés grâce à un immense travail de documentation qu’il faut saluer. (En fin d’ouvrage, pour ceux qui voudraient aller plus loin, l’auteur a eu la bonne idée d’inclure quelques notes).

 

S’il est intéressant que le récit s’organise autour de ses deux personnages principaux —  Rodolphe Darzens et Arthur Rimbaud —, il est tout de même dommage qu’il (se) repose sur une alternance paresseuse :

 

꧁ Arthur Rimbaud à Harar, 1883 ⩫ Autoportrait, collection Alexandrine de Rothschild ꧂
꧁ Arthur Rimbaud à Harar, 1883 ⩫ Autoportrait, collection Alexandrine de Rothschild ꧂

 

 

 

 

✦ d’une part, les chapitres consacrés au jeune journaliste pigiste au quotidien Le Gaulois, émigré russe parti sur les traces d’un poète au bord du gouffre de l’oubli  ; 

 

✦ d’autre part, ceux consacrés à Rimbaud revenu à la ferme familiale ardennaise après un séjour africain de plus de dix ans qui fut sa perte. Il y était allé chercher la vie hors des livres, hors de sa propre littérature et y avait développé une activité commerciale plus ou moins recommandable, vendant aussi bien du café, de l’ivoire, de l’or que des armes ou des hommes.

Au vrai, il m’est arrivé de regretter que, pour respecter coûte que coûte cet enchaînement soumis à un ordre strict et artificiel, certains des chapitres consacrés à un Rimbaud malade et amputé manquent de concision et laissent penser qu’ils ne sont là que pour faire œuvre de remplissage. Je ne compte plus les pages inertes où il ne se passe rien — ou si peu. À Roche, les jours s’épuisent, lents et identiques, croupissent entre douleurs, insomnies, irritabilité liées à la maladie qui emportera Arthur Rimbaud ; sollicitude inquiète de sa sœur Isabelle ; bondieuseries et rebuffades de la Daromphe.

 

À Roche, dans le monde trop étroit de la ferme, cette vie altérée, cette vie arrêtée, n’est déjà plus la vie. Rimbaud devient un fantôme de chair.

 

La vie est la farce à mener par tous.

Rimbaud, Une saison en enfer

 

Cependant qu’à Paris, c’est l’effervescence jusque dans le rythme du récit qui enfin secoue le lecteur. L’impulsif Rodolphe Darzens mène l’enquête avec autant de fougue qu’il pédale sur son vélo. Bien que chaque rencontre se déroule selon un schéma sensiblement immuable, le lecteur plonge avec Darzens dans le milieu littéraire parisien — ses amitiés, ses inimitiés — pour élucider ce que Rimbaud est devenu, retrouver la trace de cet Ardennais fugueur et furieux, et ainsi avoir une chance de lui parler. Il fait bon marcher dans ce Paris-là au tournant des XIXe et XXe siècles, et mettre sa roue dans celle de Darzens quand il va vers quelques personnages pittoresques, hauts en couleurs, tantôt érudits, taciturnes ou revanchards. La galerie de portraits est très riche alors que chacun livre « son » Rimbaud : Auguste Bretagne dit AB, Jean-Louis Forain, Jean Moréas, Georges Izambard, Riès, Charles Cros, l’ami/amant Verlaine seul protecteur des œuvres de « Rimbe » et, en particulier, l’éditeur Paul Demeny auquel la nièce a désobéi en conservant les textes que le poète avait exigé de brûler. À partir du moment où Adèle Gindre remet en catimini les textes sauvés du feu à Darzens, l’histoire devient captivante, pleine de la ferveur du journaliste, un illégitime lui aussi en mal de reconnaissance. L’ennui est qu’il m’a fallu patienter jusqu’à la page 160… sur 348 !

 

Là commence vraiment l’enquête littéraire qui va de rebondissement en mise à pied, de chausse-trappe en coup bas, de duel au petit matin en virée dans les Ardennes, de Paris à Charleville-Mézières, de la ferme familiale de Roche à l’hôpital de La Conception à Marseille où le cancer fauchera Rimbaud à l’hiver 1891. Après avoir fait l’expérience de la révélation, Darzens nous aspire dans son sillage alors qu’il tente malgré les obstacles de publier les quelque vingt poèmes inédits dans Reliquaire, recueil qu’il préfacera et qui sera édité par Genonceaux en 1891.

 

Toute ressemblance avec des personnes ayant existé n’étant pas fortuite, peut-être les curieux auront-ils à cœur de démêler le vérifiable du romanesque, si adroitement imbriqués ici que les coutures sont quasiment invisibles. Henri Guyonnet tisse les faits historiques de fiction et brode son histoire autour d’extraits des poèmes de Rimbaud, cités abondamment et parfois in extenso. Ils sont la parole jaillissante, la vibration tellurique d’un fantomatique poète que l’on redécouvre terriblement seul au moment où il se meurt en France après de longues années d’absence ; ils dessinent la géographie en mouvement d’un voyageur impénitent condamné à l’immobilité avant d’être condamné tout court. À cette prégnance forte de la poésie rimbaldienne, à la stupeur de la voix poétique, Henri Guyonnet écrit en creux la vie qui en était l’essence et y oppose une langue simple, des phrases sèches et des dialogues aux incises un rien scolaires, qui ont le bon goût de ne pas chercher à rivaliser.

 

Tu te souviens de ce que dit le Mondanitaire : « Vous mettez un adverbe, vous prenez la porte. Vous ajoutez un adjectif, vous passez dans mon bureau. »

 

Se lancer dans l’écriture à partir d’une vie déjà accomplie, un épais dossier de recherches sous les yeux, est rassurant pour un primo-romancier, et je reconnais qu’il faut une bonne dose d'audace ? de liberté ? pour proposer, après tant d’autres, une nouvelle réécriture d’une aventure rimbaldienne tendue de clichés. Néanmoins, j’aurais aimé que l’enquête suive un cheminement moins strict, qu’elle se fasse zigzagante en hommage aux traces, éphémères ou durables, laissées par le poète aux semelles de vent avant de mourir. Et qu’elle nous interroge sur la relativité de la postérité quand l’éternité tient aussi à quelques poèmes sauvés du feu.

Rimbaud avait exigé Brûlez tout ! C’était oublier qu’une brûlure laisse une trace.

 


꧁ Illustration ⩫  Véronique Baleste, Arthur Rimbaud, Sensation, 2018 ꧂


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