· 

L'Allègement des vernis, Paul Saint Bris, Éditions Philippe Rey

 

 

 

 

L'Allègement des vernis

Paul Saint Bris

Éditions Philippe Rey

352 pages

12/01/2023

22 €

1er roman

Il est peu de figures aussi connues que celle de Mona Lisa del Giocondo, et, chose étrange, il est peu de physionomies moins devinées. Cette beauté célèbre offre, dans son expression, un tel problème que personne ne l’a regardée sans émotion, et que personne, après l’avoir vue un instant, ne l’a oubliée.

George Sand, Œuvres complètes, entrée de décembre 1858

Je ne sais plus où j’ai lu que, depuis cinq siècles, la vie de La Joconde est un roman permanent. Au vrai, arrivé dans les bagages de Léonard de Vinci au moment de son installation à la cour de François Ier, le tableau ne fut jamais remis à son commanditaire, Francesco de Bartolomeo di Zanoli del Giocondo, marchand de soieries florentin, qui avait demandé à l’artiste de faire le portrait de Lisa Gherardini, son épouse. D’abord aux collections royales, La Joconde fut conservée en différents lieux au gré des soubresauts de l’histoire de France — du château de Versailles sous Louis XIV, elle déménagea aux Tuileries sous le Premier Empire avant d’intégrer les collections du Louvre à la Restauration où elle aurait pu couler des jours paisibles, n’était le vol commis en 1911 par Vincenzo Peruggia, vitrier italien désireux de voir le chef-d’œuvre restitué à son pays. S’en était suivie une enquête tatillonne au cours de laquelle Pablo Picasso et Guillaume Apollinaire avaient été un temps soupçonnés d’être dans le coup. Le tableau absent du Louvre, la foule se pressa deux ans et demi durant pour regarder... une cimaise nue. La Joconde revint en 1914, au soulagement de tous.

 

C’est peu dire donc que le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci a eu une vie rocambolesque, avant même que Paul Saint Bris ne décide de faire de sa restauration le sujet de son premier roman, L’Allègement des vernis, paru aux éditions Philippe Rey. Un point de départ intéressant quand on sait que le célèbre portrait, très bien conservé malgré l’irrémédiable évolution de ses composants chimiques, n’a fait l’objet d’aucune restauration d’ampleur à ce jour.

 

[…] le chef-d’œuvre de Léonard, comme quantité de tableaux, avait fait l’objet de nombreux revernissages au gré des époques. Souvent effectuée à la demande de copistes désireux de mieux discerner les détails de leurs modèles, l’application d’une nouvelle pellicule de vernis sur des vernis anciens avait l’avantage de leur rendre pour un temps leur transparence. On appelait ce procédé « régénération » - ce qui faisait davantage penser à une crème de L’Oréal qu’au Titien. Mais inéluctablement la nouvelle couche s’oxydait pour devenir elle-même un film opaque et jaune, réclamant un autre revernissage. C’est ainsi que s’empilaient sur La Joconde de multiples couches de vernis, de formulations variées, gomme-laque, résine, qui la plongeaient dans une brume obscure et dénaturaient ses couleurs.

 

Le moment ne serait-il pas venu de faire émerger Monna Lisa de sa marée verdâtre ?

Cette idée saugrenue a germé dans l’esprit de la virevoltante Daphné Léon-Delville. Ambitieuse, venue du privé, avec des idées novatrices en matière marketing mais sans une once de connaissance artistique, Daphné a été parachutée à la direction du Louvre. À partir d’un deux PowerPoint spécieux concoctés par un cabinet de conseil tout aussi ignorant qu’elle en matière d’art (toute ressemblance avec un certain cabinet McK, etc. etc.), Daphné voit dans la restauration du chef-d’œuvre un coup médiatique. À n’en pas douter, la restauration changera le regard des foules impatientes d’admirer la nouvelle « photogénie » de Monna Lisa. Elles prendront d’assaut la billetterie et les recettes du musée tutoieront les sommets. Les puristes, eux,  sont d’un autre avis, mais

 

La parole des scientifiques, celle des experts et des historiens, s’était effacée derrière la communication, bien plus à même de garantir des entrées et de faire progresser les chiffres de la billetterie. Le savoir n’était plus assez vendeur, de toute façon Wikipédia avait réponse à tout. L’expérience ou plutôt la promesse d’expérience avait pris le relais de la connaissance. En conséquence, les lieux de patrimoine mettaient en œuvre des stratégies marketing sophistiquées. Le discours dit aspirationnel promouvait le musée comme un décor pour la mise en avant de soi, au même titre qu’un intérieur scandinave ou qu’une crique déserte à l’eau turquoise. Visiter un musée participait du statut social, un marqueur fiable d’un lifestyle éclairé comme la dégustation de jus pressés à froid ou le port d’une montre connectée. Les réseaux sociaux étaient là pour ça. Qu’importe si les populations narcissiques, absorbées par leur reflet, tournaient le dos aux plus beaux chefs-d’œuvre de la peinture.

 

Monna Lisa, égérie marketing ? N’en déplaise à Daphné, Andy Warhol y a pensé avant elle, et Botero, Duchamp, Magritte, Basquiat ou Banksy, entre autres, ont aussi livré leur interprétation de celle que beaucoup considèrent comme la muse ultime.


꧁ Cliquez sur chaque image pour l'agrandir et lire son cartel 


Art is already advertising. Mona Lisa could have been used to support a brand of chocolate, Coca-Cola, or anything else.

Andy Warhol, The Studio, novembre 1981

 

Révéler ce qui git sous les couches de vernis et de crasse du chef-d’œuvre de Léonard de Vinci ?

Prendre le risque de changer le rapport intime que chacun a avec lui ?

Audacieux chantier dont la responsabilité est confiée à Aurélien, directeur du Département des peintures, spécialiste de la Renaissance italienne et française plus que réticent à ce que l’on intervienne sur le tableau. Ce presque quinqua inquiet de nature, nostalgique d’un temps révolu et dont le couple qu’il forme avec Claire vivote tant bien que mal — au vrai plus mal que bien — est entré au Louvre pour sa propre protection, pour se mettre à l’abri d’un monde en pleine mutation avec lequel il se trouve bien peu d’affinités.

 

Il y a un moment — et il vient assez vite — où vous ne savez pas qui est le groupe qui s’affiche en lettres rouges au fronton de l’Olympia. Vous n’en avez jamais entendu parler et vous vous en foutez royalement. Il y a un moment où le visage de l’égérie Chanel en quatre par trois dans le métro ne provoque aucun stimulus dans votre cerveau si ce n’est une admiration distraite pour la symétrie de ses traits. Vous ne le reconnaissez pas. Néant. Il y a un moment où des pans entiers du langage vous échappent. Il y a un moment encore où les jeunes générations vous semblent déguisées dans la rue. Vous les regardez, amusé, comme un sujet exotique plaisant et lointain. Arrive ce moment où vous vous rendez-compte que vous vous êtes lentement extrait du bruit du monde. Que vous vivez dans le confort d’une réalité parallèle, votre propre réalité, figée, façonnée selon vos goûts et vos envies, mais hermétique aux pulsions de la société.

 

À lui de trouver la perle rare, le restaurateur suffisamment sûr de son art et, disons-le, doté d’un sacré grain de folie pour se risquer à toucher à l’intouchable : alléger les vernis de La Joconde, l’éclaircir, la rendre à la lumière sans altérer le sfumato, cette vapeur légère obtenue grâce à la superposition de plusieurs couches de vernis qui rend son visage si énigmatique.

 

Il fallait un Toscan [Gaetano Casani] pour restituer avec autant de véracité les intentions de Léonard, il fallait avoir mis ses yeux dans les yeux du maître pour retranscrire les infinies variations lumineuses du ciel de Toscane sur les reliefs de leur terre natale. Il fallait avoir vu des milliers de fois le soleil se lever sur ce pays de Cocagne, […] il fallait être né ici pour révéler au monde ce que le temps avait caché sous des brumes opaques, pour substituer le jour au crépuscule, il fallait être un génie dans son art, pour, sans l’endommager, redonner à la peinture sa vérité.

 

L’Allègement des vernis est un premier roman d’une maîtrise parfaite, mêlant avec une aisance confondante documentaire (on y apprend beaucoup tant sur l’art de la restauration et la gestion des collections que sur la vie intérieure et les relations extérieures d’un grand musée), suspense (on retient son souffle comme on aimerait retenir les pinceaux de Gaetano) et satire cocasse (on glousse avec délice).

 

La ministre était une personne remarquablement affable, ronde dans ses manières et dans ses traits. Elle était apprêtée avec l’orgueilleuse sophistication d’une pâtisserie délicate, laquée et poudrée dans des camaïeux de rose pêche et de carmin.

 

(Toute ressemblance... mais je suis sûre que vous l’avez, n’est-ce pas ?)

 

Le résultat est réjouissant en diable. Le rythme enlevé de la narration ne faiblit jamais. Aucun des personnages secondaires — pourtant nombreux — n’est là pour faire de la simple figuration ; tous, de Homero à Giuseppina ou Lucrezia, ont une réelle épaisseur. (C’est souvent là que le bât blesse dans les premiers romans au casting foisonnant). En grattant la couche de vernis pour nous révéler les coulisses d’un univers qui ne nous est guère familier, Paul Saint Bris se livre à une critique bien sentie et joyeusement impertinente de certains travers de notre époque phagocytée par les nouvelles technologies qui nous détournent des choses vraies, [nous] obligeant à voir à travers un écran pour que [nous] n'[ayons] plus jamais à lever la tête, courbant [nos] nuques, figeant [nos] regards dans la même direction pour l'éternité

 

Un premier roman instructif sans être pontifiant, porté par une écriture élégante sans être pompeuse, et prenant jusqu’à son dénouement qui en surprendra plus d’un.

Ce roman a fait moisson de nombreux prix, et c’est amplement mérité. Pour en citer quelques-uns : Prix du Cercle littéraire château de l’Hermitage ; Prix littéraire La Ponche ; Prix Meurice ; Prix Montbarbon ; Prix Orange du Livre ; Prix Passion Passerelle ; Prix Poulet-Malassis ; Prix du Baz'Art Des Mots ; Prix littéraire Hortense-Dufour ; Prix Alain-Fournier.


꧁ Illustration - Andy Warhol, Four Mona Lisas, 1978 ꧂


Écrire commentaire

Commentaires: 0