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Les deux Beune, Pierre Michon, Verdier

 

 

 

 

Les deux Beune

Pierre Michon

Éditions Verdier, Coll. jaune

160 pages

23/03/2023

18,50 €

 

Ce n'est pas dans la jouissance que consiste le bonheur, c'est dans le désir.

Marquis de Sade, Les 120 journées de Sodome

  

 Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. 

 

Il aura fallu patienter 27 ans pour lire la suite de La grande Beune (1996). La petite Beune a paru au printemps et voilà Les deux Beune publié chez Verdier. Heureusement, le lecteur de Pierre Michon sait l’être, patient. L’auteur, peu prolifique, affectionne la lenteur ; pour vous donner une idée, sa dernière publication, Les Onze, date de 2009, 144 pages après une gestation de 17 ans. Ses livres ne sont pas épais ; le temps gestationnel ne leur fait pas faire du gras. L’homme n’aime pas les bouffissures, peu de pages sont assez. La densité n’est pas dans le nombre de feuillets, mais ailleurs. Ici, dans la tension sexuelle immanente entre un jeune instituteur et une buraliste plus âgée. 

 

Les deux Beune nous transporte au fin fond de la Dordogne : ses paysages troués de grottes profondes dont les parois abritent encore les premiers signes rupestres de l’occupation humaine ; ses forêts de noyers et de châtaigniers enveloppées de brouillards denses laissant croire que le ciel descend jusque sur Terre ; ses cours d’eau intranquilles ourlant les falaises de calcaire, on y pêche la carpe, la truite et le brochet ; ses ciels lourds où passe le V des grues. Un décor primordial, de début du monde, lavé de pluies galopantes, à l’écart de tout. Un décor archétypal, un brouillard avec des gens dedans❞. Noyés derrière le rideau de pluie : le réel, l’allégorie et le mythe. Un pays baigné et de la noirceur des eaux d’une Beune/Styx et de la blancheur du lait sur laquelle le texte se referme sans vraiment conclure.

 

Il n’y a pas de gare à Castelnau ; c’est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée.

 

Pierre a été largué fort tard à Castelnau. Jeune instituteur de tout juste 20 ans en cette année 1961, il vient prendre son poste dans ce village entre Les Martres et Saint-Amand-le-Petit, […] sur la grande Beune. La salle de classe sent la poussière de craie ; la pension où il loge, [la] poussière immémoriale et comme fossile. Le bureau de tabac niché sous les arcades sent, lui, la Marlboro. C’est là que Pierre découvre la sensuelle Yvonne qui élève seule son petit garçon de 7 ans que l’instituteur a dans sa classe. 

 

C'est peu dire que c'était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c'était du lait.

 

Ainsi résumée, la trame narrative est mince. On se dit que des histoires comme celle qui s’annonce, on en a lu des dizaines. Alors à quoi ça tient la magie Michon ?

 

L’auteur a un art et une maîtrise de la langue française incroyables ; il est capable, comme le disait Honoré de Balzac, de nous faire accomplir de délicieux voyages, embarqués sur un mot, sur une association de mots (métaphores, oxymores, etc.) formant une image à la fois très nette et inattendue qui alimente, ici plus qu’ailleurs, l’ambivalence du récit.

 

Moi, j’utilise le mot par effraction, pour sa sonorité, parce qu’il fait image, ou parce qu’il atteindra violemment le lecteur. J’en fais un coup de poing, pas un acte intellectuel.

Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut (Albin Michel, 2007)

 

C’est ça, je crois, la magie Michon. La puissance de la langue quand elle évoque des images fantasmées, la fureur du désir impatient, la blancheur soyeuse de la chair,

 

Là, les après-midi de congé, le plus souvent sous la pluie, je faisais mine de prendre l’air et de m’intéresser fort aux herbes ou aux cailloux – les instituteurs ont de ces lubies, de ces licences –, mais je tournais en rond dans les sentiers et l’attendais, raide, crispé dans une contention douloureuse qui faisait battre comme à même mon sang une femme parée puis nue, rhabillée aussitôt et nue, un rythme de nylons, d’or et de peau, mille soies battant cette chair de soie.

 

la tension sensuelle qui érotise le paysage et sexualise la nature

 

La lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune.

 

ou 

 

Et peut-être qu’enfin Jeanjean levait haut la main, lentement, et montrait à l’autre ce monde qui leur appartenait : ce monde voué à l’hiver avec un soleil pâle émergeant des brumes et découpant la grange, les trous de la falaise, la lèvre de la Beune, leurs ombres à tous les deux sur le mur de la grange ; et un moment ils se foutaient du monde, sans un mot.

 

ou encore quand Pierre court au rendez-vous

 

❝Jenfilais le pont […] Je fus sur l’autre lèvre.

 

Car oui, dans Les deux Beune, tout n’est que désir et tension. Le livre est métaphoriquement tendu par le désir du narrateur d’enfin posséder Yvonne ; le texte est ponctué de répétitions (lèvres, soie, orgeat, lait, chair, etc.) qui tournent au vertige obsessionnel, et visité par un bestiaire sauvage et archaïque qui questionne notre animalité.

 

Nous nous dévisagions comme on déshabille. Nos regards étaient du nylon tendu. Dans le mien le fer du désir sans masque. […] Tout m’était immense : ses traits énergiques, que démentait l’exquise lascivité du léger double-menton ; le rouge catin de ses lèvres, le bleu catin de ses yeux ; sa peau de crème fouettée. Sous la robe, l’orgeat. 

Elle était terrifiée et exultait : elle était la bête au gîte qui sent le furet, mais elle était aussi le furet. Privilège inouï de la femme ! elle a les deux rôles, quand l’homme n’est que furet.

 

Désir dans lequel Michon fait descendre son lecteur en spéléologue pour qu’il s’y enfonce comme dans un lieu où la lumière du jour travaille les ténèbres souterraines, comme dans une puissance secrète : l’abîme magique et mystérieux du désir originel, presque instinctif, entre le jeune monsieur Pierre et Yvonne. Je reconnais qu’il est facile de prendre Yvonne pour une femme-objet, mais c’est oublier que Pierre Michon est plus futé que cela. C’est Yvonne qui décide et choisit. C’est aussi Yvonne qui fait durer le désir, faisant passer le jeune Pierre par tous les états, de la frustration à l’assouvissement : la chasse plutôt que la prise. Que peut Mado, insipide étudiante en Lettres, face à Yvonne que le désir du pêcheur qu’elle a couru rejoindre à travers bois farde des mêmes couleurs que les femmes dessinées sur les parois souterraines ?

 

les lèvres en plaies et les yeux mâchés, les escarpins terreux, et parfois la grande trace, le trait de miel noir, le cassis enflé dans l'orgeat. 

 

Lire Pierre Michon est exigeant ; écrire sur Pierre Michon est acrobatique. Il faut faire parler la langue, et ça résiste. J’ai repoussé plusieurs fois l’écriture de ce billet, car je voulais éviter à ceux qui allaient me lire de penser que Les deux Beune n’est qu’un fatras de concupiscence pornographique. Ce n’est rien de cela, bien sûr. Pierre Michon excelle dans l’art du dilatoire, à dire l’attente et les préludes amoureux qui exaltent le désir et le portent à son point d’incandescence. Son affaire n’est pas tant l’acte que les préliminaires. L’espace resserré de 160 pages laisse peu de place pour les péripéties ou les rebondissements dans lesquels ce genre de roman se perd parfois. Et même si le narrateur se dit fou à lier, fou à tuer, il y a peu de risque de le voir passer à l’acte, ce qui nécessiterait des développements dont l’auteur ne veut pas.

 

En dépit d’une écriture très hétérogène (les phrases amples et voluptueuses de La grande Beune précédant les phrases courtes et irrégulières de La petite Beune), Les deux Beune forme un récit cohérent et unifié à 27 ans de distance : une autre prouesse.

 

Je revois ce fourreau que tissaient les eaux perfides et tricoteuses de la Beune, et qui le long de la falaise montait gainer les peupliers, l’auberge, l’église. Le monde avait mis ses dentelles pour que je les froisse, il m’aguichait de toutes les façons ; le monde est une femme.

 

Bref, tendu, charnel, archaïque, primitif, violent, païen, ce récit des origines, écrit par n’importe qui d’autre, aurait eu peine à verser ni dans l’obscénité ni dans le grotesque. Mais c’est Michon...

  


꧁ Illustration ⩫  ©Émilie Lesvignes, 2018 ꧂


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