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Ceux qui s'aiment se laissent partir, Lisa Balavoine, Gallimard

 

 

 

 

Ceux qui s'aiment se laissent partir

Lisa Balavoine

Gallimard

150 pages

12/05/2022

16,50 €

Si à travers l'écriture tu ne cherches pas à te connaître, à fouiller ce qui t'habite, ce qui te constitue, à rouvrir tes blessures, à gratter, creuser avec les mains, si tu ne mets pas en question ta personne, ton origine, ton milieu, cela n'a pas de sens. Il n'y a d'écriture que l'écriture de soi. Le reste ne compte pas.❞

Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie

J’ai l’impression que tout en moi tourne autour de ça, la disparition, le manque. Des fantômes nécessaires. C’est à ce moment que je commence à écrire. Je souhaite garder une trace de ce qui n’a jamais été là.

 

Journal d’un deuil.

Fragments posés là, comme remontés à la surface de la mémoire sélective et parcellaire de la fille qui vient d’apprendre le décès brutal de sa mère. Journal intime dans lequel de courts paragraphes se suivent sans autre lien logique que celui d’un souvenir qui en appelle un autre, puis un autre et un autre encore, tous s'agrégeant dans un désordre désarmant.

 

Les souvenirs s'attachent à nous bien plus qu'on ne tient à eux. Ils sont dans l'air qu'on respire, dans ce fruit dans lequel on mord, dans la poussière qu'on piétine sans s'en apercevoir. Les souvenirs nous collent à la peau et, comme une encre sympathique, ils reviennent quand nous croyons les avoir effacés. Ils se superposent et nous recouvrent. Les souvenirs sont des vêtements posés sur nous dont les bords usés s'effilochent au fur et à mesure qu'on tire dessus. Difficile de savoir où et quand il faut couper le fil.

 

Dans Ceux qui s’aiment se laissent partir, Lisa Balavoine se débat avec le pêle-mêle subjectif de sa mémoire sur lequel au fil des ans elle a épinglé les souvenirs, les silences et les non-dits, tout ce qui permet de raconter et maintenir encore en vie sa mère avec laquelle elle a vécu de manière fusionnelle jusqu’à l’adolescence avant de s’échapper, de partir vivre sa propre vie, fonder sa propre famille, faire ses propres erreurs, se construire sur ses propres failles.

 

Découpé en trois parties, de Lisa enfant de sa mère à Lisa mère de ses enfants et enfin à Lisa orpheline de sa mère, ce deuxième roman de l’autrice est, comme Éparse paru quatre ans plus tôt, l’occasion de convoquer la mémoire pour recomposer le puzzle d’une vie, de faire l’état des lieux de la relation à sa mère d’une part et à ses trois enfants d’autre part, au gré de paragraphes assez courts où se rejouent les scènes de la vie qui va (ou pas), avec ses ratés, ses joies, ses emballements euphoriques, ses embardées périlleuses, ses doutes, et sa colère qui finit par prendre toute la place.

 

La première partie raconte la relation exclusive à une mère qui a choisi la liberté, plaquant tout sauf sa fille,

 

Tu es une jeune femme divorcée au début des années quatre-vingt. À vingt-cinq ans, tu as tout plaqué sur un coup de tête, ton mari, la maison à la campagne que vous veniez d’acheter, tes premiers rêves et tu es partie, emportant une gamine de presque quatre ans dans ta nouvelle vie.

 

et tout ce qui s'ensuit : les déménagements fréquents et les changements d’écoles qui empêchent de se faire des amis de son âge ; la solitude ; la relation asphyxiante et instable née du tourbillon dans lequel la mère l’aspire pour oublier qu’elle n’a personne d’autre à aimer et qu’elle-même n’est aimée de personne d'autre.

 

C’est l’inquiétude surtout dont je me souviens. Cette sensation de ne jamais être sûre de rien. La peur constante que quelque chose se passe ou, au contraire, que rien ne se produise. C’est l’inquiétude qui se niche dans tout.

 

Le récit dans sa forme suit le chaotique cheminement émotionnel de la petite fille, passant de l’admiration première et sans borne pour cette femme-papillon erratique et fantasque à la honte adolescente d’avoir une mère oubliant son malheur dans l’alcool et la fumée de cigarettes.

 

Toi et moi ne vivons qu'un brouillon d'existence dans des appartements où nous ne nous installons jamais. Chez nous tout va trop vite, la voiture, la musique, les jours et les nuits. Je me revois espérer que nous aurons nous aussi une maison, de l'espace, du temps. Un jour, nous aurons une vie normale.

 

Vient l’urgence de s’extraire de cette vie qui peine tant à être à la hauteur d’une vie normale, ne parlons même pas de la vie jadis rêvée et promise, avant qu’il ne soit trop tard, avant de se perdre ; refuser de céder au chantage affectif

 

Si tu pars, je vais mourir. Si tu pars, je te préviens, je vais faire n’importe quoi. Si tue pars, ne compte, plus sur moi. Si tu pars, ça prouve que tu ne m’aimes pas. Si tu pars, c’est que tu préfères ton père. Si tu pars, tu ne sais pas ce dont je suis capable. Si tu pars, tu vas le regretter. Si tu pars, qui te fera à manger, tu ne sais rien faire. Si tu pars, c’est pas la peine de revenir. Si tu pars, tu auras mon suicide sur la conscience.

 

Je pars.

 

et partir malgré la culpabilité qui l’aiguillonne de n’être pas capable de lui venir en aide. Partir pour empêcher qu’elle l’emporte dans sa dérive. Partir avant que tout ne soit définitivement abîmé. Partir tant qu’il reste quelque chose à sauver, et ensuite cultiver l’art délicat de distendre le lien sans le rompre tout à fait. Devenir mère à son tour, se promettre de ne pas être la mère que sa mère a été, s’apercevoir que c’est plus vite dit que fait.

 

Parce que les fils de mon enfance brodent un canevas serré avec celle de ma fille. Parce que les portes que j’ai moi-même claquées tant de fois me reviennent en pleine face. Parce qu’il me semble avoir traversé les moments qu’elle traverse. Parce que nous ne trouvons plus les mots pour nous parler. Parce que nous manquons d’air. Parce que la fille que je suis ignore comment être mère.

 

Lisa Balavoine place à intervalles réguliers des paragraphes entiers de parce que dont la litanie tente de comprendre pourquoi de tout ce que nous avons vécu, je ne parviens pas à me délester du pire, sondant les causes de la souffrance, de la colère, des regrets pour aller à l’apaisement et à la réconciliation malgré/grâce à la mort maternelle. Beaucoup de questions restent en suspens dans ce récit, comme dans n’importe quelle vie, d’ailleurs.

 

Un jour je comprendrai ce qui nous a séparées. Chacune enfermée dans sa coquille. Deux carapaces qui se cognent et nous empêchent de nous rapprocher.

 

Écrire pour garder une trace des occasions perdues et de ce qui n’a jamais été là pour enfin laisser partir la mère. Écrire pour aussi laisser partir la fille qu’elle a été.

Quelles traces de l'enfant subsiste-t-il chez l'adulte ? Que reste-t-il à la fille qui a perdu sa mère ? Et d'ailleurs, est-on encore une fille quand on a perdu sa mère ?

Me revient cet échange écrit dans un autre contexte par Romain Gary dans Clair de femme :

 

— Est-ce que je suis envahissante ?

— Terriblement, lorsque tu n'es pas là.

 

Journal d’un deuil en cours, album de photos qu’elle feuillette s’arrêtant sur certains clichés fanés à la recherche d’indices, 

 

la photographie […] abîmée […] Cette image meurtrie et apaisée, c'est toi, ma mère. C'est toi tout entière. Une femme en bleu, les yeux clos et les rêves silencieux.

 

escarcelle de fragments d’existence disjoints qu’elle essaie de faire tenir ensemble, de fils qu'elle tente de dénouer, le récit de Lisa Balavoine qui dit les évolutions des sentiments d’une fille pour sa mère est riche de tout cela.

 

Écrire le je est par essence indiscret et narcissique, choisir l’autofiction me laisse toujours admirative et médusée par le courage qu’il faut pour ainsi s’exposer, par la capacité de l’écrivain à évoquer l’intime sans pour autant être impudique — c’est très réussi ici — et par le besoin impérieux d’écrire la page qui se tourne en partageant les mots tus et les autres venus d’on ne sait où, les mots qui blessent et qu’on ne peut effacer, les mots qu’on [se] balançait […] comme des coups. Pour autant je ne suis pas sûre de garder une trace durable de ce livre qui raconte ce qui ne vit plus que de mémoire : les fantômes nécessaires. J'ai depuis peu les miens. C'est peut-être pour cela que mon impression est flottante. Pas mitigée, mais flottante. Cette histoire qui fait reculer la frontière entre vie privée et vie publique est comme il se doit à la fois singulière et universelle, mais elle est surtout très banale. Quant à sa forme, collage de courts paragraphes aux phrases impersonnelles, elle est un tantinet facile, en rien susceptible d’arracher du commun ordinaire Ceux qui s'aiment se laissent partir.

 


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