Par-delà l'attente
Julia Minkowski
JC Lattès
224 pages
24/08/2022
19,90 €
Premier roman
❝Les avocats connaissent l’état dans lequel on est à ce moment précis, et qui perdure toujours peu ou prou, notamment devant une Cour d’assises : un long tunnel blanc et la bouche sèche…❞
Maître Jean-Yves Moyart dit Maître Mô
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❝Nous n'implorons pas la pitié pour ces jeunes filles. Pas une seule fois je n'ai fait appel à vos cœurs. Aujourd'hui, il ne s'agit pas de pitié, mais de justice.❞
Celle qui dit Nous en ce 29 septembre 1933, c’est Maître Germaine Brière, 36 ans, première femme à être inscrite au barreau du Mans. Par ces mots, elle vient conclure sa plaidoirie. Elle est l’avocate de la défense de Christine, l’une des deux sœurs Papin qui ont sauvagement assassiné leurs patronnes, Léonie Lancelin et Geneviève, sa fille. Ce drame sordide, qui a enfiévré l’opinion française et dont les éditorialistes se sont repus jusqu’à la nausée, est survenu quelques mois auparavant, le 2 février 1933, au domicile des Lancelin, rue Bruyère au Mans. La police, alertée par René Lancelin qui venait de trouver porte close, a découvert une réalité d’une laideur et d’une barbarie insoutenables, irréfutable expression de la face la plus sombre de l’humanité :
❝Du sang partout, sur le sol, sur la muraille, jusque sur les tableaux accrochés à hauteur d’homme. Par terre, deux mares de sang, ou plutôt une seule car le sang des deux victimes s’était confondu. Et dans cette nappe rouge, deux cadavres de femme à moitié dévêtus, le torse zébré d’incisions profondes, des lambeaux de chair détachés au couteau du mollet de l’une d’elles. Je fis retourner les cadavres et je reculai d’horreur ! Des orbites vidées de la mère, deux yeux avaient jailli et nageaient là tout près dans le sang.❞
Qu’a-t-il bien pu se passer dans la tête des sœurs Papin, solitaires, effacées, peu lettrées, au service des Lancelin depuis plusieurs années ? Les règles de maison très strictes qui leur étaient imposées peuvent-elles expliquer l’inexplicable ? Comment un motif de rien, aussi futile qu’un plomb sauté à cause d’un fer à repasser défectueux a-t-il pu déboucher sur l’énormité d’un tel carnage ? Comment leur éviter l’échafaud alors que la communauté mancelle,
❝Les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité.❞
et plus largement toute l’opinion publique, voit là un crime social, de classe ? que le jury est entièrement masculin puisque tiré au sort sur les listes électorales où ne figure encore et pour cause aucune femme ? que les trois magistrats sont aussi des hommes ?
❝Deux meurtrières + deux mortes = quatre femmes au bout de l’équation. Pour juger les unes et rendre justice aux autres, des hommes.❞
Devant la Cour d’assises du Mans, alors que la peur terrible d’échouer à convaincre ne la quitte pas, Maître Germaine Brière fait le choix audacieux et risqué de plaider la folie, le passage à l’acte paranoïaque, de demander une nouvelle expertise psychiatrique dans l’espoir qu’elle établisse l’abolition du discernement de Christine Papin. Sera-t-elle entendue ? La conviction des jurés sera-t-elle ébranlée ? le doute raisonnable, instillé ?
Le jury s’est retiré pour délibérer et Julia Minkowski, elle-même avocate pénaliste, nous propose de passer les quarante minutes dans le ❝long tunnel blanc❞ à attendre le verdict avec Maître Germaine Brière.
Il est tout à fait judicieux que Par-delà l’attente ne revienne pas sur le procès des sœurs Papin de manière frontale. On sait dès le début bien sûr que le verdict n’ira pas dans le sens de la plaidoirie de Me Brière, alors quel intérêt y aurait-il à ressasser ce que rien qu’en France Genet, Lacan, Éluard, Chabrol ou Jean-Pierre Denis ont raconté dans leurs livres ou mis en scène dans leurs films ? Grâce à un dispositif narratif que, faute de mieux, je qualifierai d’oblique et une écriture que j’ai trouvée parfois froide et un peu trop distanciée, Julia Minkowski révèle Germaine Brière : enfant de la petite bourgeoisie mancelle, puis jeune fille, et enfin femme avant même qu’elle ne devienne Maître Brière. Ce portrait riche et inattendu fait de l’avocate un personnage romanesque au-delà de la procédure judiciaire en train de s’écrire tout en renouvelant notre regard sur l’affaire Papin. À la question qu’est-ce qu’une vie, Pierre Michon, dans Le Roi vient quand il veut (Albin Michel, 2007 ; Le Livre de Poche, 2010), répond
❝[Une vie est] une existence, dès lors qu'elle achoppe sur le peu de chose qui la transforme en destin — c'est-à-dire lui donne sens.❞
C’est, me semble-t-il, ce qui est à l’œuvre dans ce roman où Julia Minkowski revient sur l’existence de Maître Brière, femme moderne et déterminée, alors que les vies de Christine et Léa Papin restent suspendues à la décision des jurés. La vie de Germaine a achoppé sur les choses de son temps, les a enjambées pour les dépasser ; ce procès ne fait pas exception. De son enfance auprès d’Ernestine, sa mère étonnamment moderne pour l’époque qui l’a poussée à étudier et à ne jamais transiger sur ses convictions,
❝Henriette [épouse du ministre des Finances, qui tua de six balles le directeur du Figaro et fut acquittée] était la figure idéale de la Parisienne. Historienne de l’art, femme libre qui n’avait pas hésité à divorcer pour épouser Joseph Caillaux en secondes noces, elle symbolisait la femme du futur, celle qu’Ernestine rêvait d’être et, surtout, celle que sa fille unique, Germaine, était destinée à devenir.❞
à ses relations amicales (certaines disparues ont laissé un vide béant), à ses amours sans attaches (sa liaison avec le maire de la ville dont elle sait qu’elle devra rester clandestine puisqu’il est marié), à sa santé chancelante (elle mourra de la tuberculose à 40 ans) et, évidemment, à son opiniâtreté pour devenir avocate — littéralement ad vocatus, celui qui se tient à portée de voix de son client pour l'entendre et le défendre —, et obtenir son inscription au barreau du Mans à des conditions parfaitement rebutantes et iniques dans une société aux mains des hommes.
Le récit est froid, je l’ai dit, dépourvu des circonvolutions ou effets de manche comme les aime parfois la profession. Julia Minkowski va droit au but, ne jargonne pas. On pourrait tout à fait dire de son roman ce que l’autrice dit elle-même de l’avocat :
❝[...] l'efficacité de l'avocat ne tenait pas au panache, mais à la lucidité. Et à l'humilité.❞
Si Germaine Brière, femme libre dans la France des années 1930, ne manque pas de panache, Julia Minkowski se contente de faire d’elle un portrait juste et lucide, sans affect, qui empêche l’empathie. S’y dévoile pourtant une personnalité complexe alors que Me Brière prépare minutieusement les arguments de la défense :
❝Elle aimait ces moments où elle basculait vers la confiance. Elle était comme ça, oscillant sans cesse entre dénigrement et sublimation d'elle-même.❞
Intéressant aussi ce qu’elle dit de la relation qui lie les avocats à leurs clients :
❝Les gens sont convaincus que les avocats de la défense en savent toujours plus, qu'ils sont dépositaires de secrets qui ne s'avouent que dans la confession du parloir. C'est faux. Les avocats ne sont pas des guides de conscience, ils ne demandent pas le compte de la vérité à leur client. Les mystères judiciaires restent irrésolus pour eux, comme pour les autres.❞
Par-delà l'attente fait oeuvre utile. Ce récit au bâti solide, mêlant ponts jetés vers le passé et réflexions à chaud sur le procès en cours, croisant cheminements personnel et professionnel, aspects biographique, historique et juridique, dépasse le seul personnage de Maître Brière pour faire revivre toute une époque où la femme encore corsetée cherchait à se libérer. Julia Minkowski donne de la profondeur de vue au lecteur et de l’épaisseur au personnage de cette avocate, inexplicablement oubliée vu la médiatisation de l’affaire. Nul doute qu’elle a bien bossé son dossier. Ça se voit. Trop peut-être, car son écriture sèche et précise n’a hélas pas réussi à m’attacher à cette jeune femme. Mais était-ce le but ?
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꧁ Illustration ⩫ Maître Germaine Brière ©BnF ꧂
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