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Lettres à Clipperton - Une aventure épistolaire, Irma Pelatan, La Contre Allée

 

 

 

Lettres à Clipperton - Une aventure épistolaire

Irma Pelatan

Éditions La Contre Allée, Coll. La Sentinelle

224 pages

18/04/2022

21 €

Deuxième roman

Enfin, tous ceux qui ont connu le temps des lettres savent l'émotion que causait leur découverte dans la boîte, le plaisir qu'il y avait à imaginer, à partir du style, de la graphie, du papier même sur lequel elles étaient rédigées, quelques traits de la personnalité de l'inconnue qui vous l'envoyait […] Beaucoup de battements de cœur sous ces enveloppes.

Olivier Rolin, Vider les lieux

Quel art admirable que l’écriture : il ne demande presque aucun moyen, juste le fol espoir de la destination.

 

 

 

 

Et quelle destination ! 

TOUT RÉSIDENT 

98799 LA PASSION – CLIPPERTON

 

Le deuxième roman d’Irma Pelatan après L'Odeur de chlore est un jeu, un jeu des possibles qu’offre l’écriture sous contraintes comme l’aime l’OuLiPo. L’idée est de s’imposer des règles linguistiques ou formelles pour commencer à écrire et d’ensuite en jouer pour favoriser le jaillissement d’une nouvelle littérature pouvant s’inscrire dans le Projet Poétique Planétaire (PPP) de Jacques Jouet avec lequel correspond Irma Pelatan alors qu’elle vient d’envoyer son manuscrit aux éditeurs et qu’anxieuse elle est encalminée dans le pot-au-noir de l’attente. La postface tout à fait intéressante et illustrée explique à quelles contraintes devront se plier les lettres adressées à un Cher ami, hypothétique résident fantôme de l’île de Clipperton que l’on sait inhabitée, à peine 1,7 km2 de France dans le Pacifique nord (10°18′N 109°13′W), à plus d’un millier de kilomètres de la première terre, mais — merveille de l’inépuisable administration française !  — disposant de son code postal.

 

Puisque les formes oulipiennes s’apparentent à des jeux, je compris que j’étais chat, que c’était mon tour maintenant, et comme à chat on n’a pas le droit de retoucher son père, il allait bien falloir que moi aussi, dans un jeu parallèle, je m’invente un lecteur.

 

D’où le soupçon : peut-on parler de correspondance quand on sait que l’autre ne répondra pas et que les lettres seront autant de bouteilles à la mer ?

 

This is my letter to the World

That never wrote to Me—, écrit Emily Dickinson. 

 

Quels matériels et quelles contraintes pour ce PPP ?

Irma Pelatan a trouvé sur Internet un lot de 425 enveloppes Par avion / Via Airmail au fameux liséré tricolore. Tenue de limiter le poids de l’enveloppe aux 20 grammes du courrier standard, elle porte son choix sur un bloc de papier Wengzhou dont mes recherches m’ont appris qu’il s’agit d’un papier chinois, très léger mais solide, conçu à partir de fibres de mûrier. Munie de ces feuilles de papier, de vieux timbres-poste, d’un crayon d’exactement 23,6 cm censé écrire sur tout, d’un couteau pour le tailler à l’ancienne, Irma décide d’écrire et de poster chaque jour une lettre de 20 grammes, soit sept feuillets au plus. La correspondance prendra fin lorsqu’il n’y aura plus de crayon ou d’enveloppes ou de timbres ou de papier. C’est au premier qui s’épuisera. Pour corser l’affaire, l’autrice ajoute une ultime contrainte : ni correction ni rature à ce qu’elle écrit une fois la journée parvenue à son terme, mais en garder une trace tout de même grâce au papier carbone.

 

Vous le savez, j’écris au crayon et ne conserve pas de double de la lettre à portée de main. Mon texte court donc toujours le risque de l’effacement, de la dissolution. J’écris à chaque fois dans un présent étale, sans autre béquille qu’une mémoire trompeuse et un espoir démesuré. Depuis le 16 mai, je crois avoir vu des cercles de se dessiner, des périodes habiter le récit. Mais au fond je ne sais pas ce que je fais.

 

Si les pages ne sont pas numérotées, les lettres, courtes forcément, sont datées — du 16 mai 2017 au 26 septembre de la même année — et témoignent des déplacements de leur expéditrice, de Condrieu à Balaruc, de Port-Camargue aux Saintes-Maries-de-la-Mer, de Port-de-Bouc à Port-de-Carro…

 

Cher ami,

Vous l’avez vu sans doute, je vous écris depuis le temps dilaté de la navigation, des ports qui se succèdent, si différents et qui pourtant restent le port, la poétique du port, charnière des deux mondes, refuge face à la mer, refuge face à la terre.

À Clipperton, il n’y a pas de port. Les deux mondes se toisent sans refuge pour l’homme.

L’hostilité est là, de suite, et s’appelle barre des brisants.

 

… et j’en passe. 

 

Voco ergo es. [Je te parle donc tu existes.]

 

Dès le début, à travers le besoin de parler à ce Cher ami imaginaire qui n’existe que par son jeu d’écriture —  les enfants ne s’en inventent-ils pas un pour que leurs jeux soient moins solitaires ? —, les lettres laissent filtrer le besoin de parler de soi et de livrer ses pensées. D’entreprendre un voyage immobile qui (ra)mènerait à soi.

 

Les lettres sont d’intérêt inégal et je confesse volontiers n’avoir pas été captivée par celles consacrées aux aléas historiques de l’île convoitée tour à tour par le Mexique, la France et même les États-Unis, les tentatives plus ou moins réussies de s’y établir durablement, et son devenir actuel infesté de tonnes de déchets plastiques sur lesquelles règnent, en maîtres incontestés, goëlands et crabes rouges toxiques. Pourquoi donc ? Parce que ces lettres-là sont rédigées dans un style wikipédiesque sans âme dont les spéculations m’ont rebutée. Bien plus captivantes sont celles où s’écrivent en filigrane des évocations parallèles (celle de l’écrivain Jack Torrance enfermé dans l’hôtel Overlook du Shining de Stanley Kubrick en est une, celle de la petite île fertile que la famille Pelatan possède sur le Rhône en est une autre), la bibliothèque comme métaphore de l’île,

 

Ma bibliothèque est enfin triée. Je suis épuisée comme après la tempête. De mon île, j’ai expulsé la pression de l’autorité, les représentations de classe, les lacunes de repentirs. Cette vidange, je le sens, m’a rendu l’usage de mon lagon intérieur. Je peux désormais y étendre ma brasse, profiter de mes longues coulées dans l’eau intérieure.

 

l’isolement, le possible abandon, l’attente inquiète d’un refus de l’éditeur, la part de rêve que l’autrice voudrait assouvir — en partie par le biais de l’écriture.

 

Cher ami,

Ma table de travail est jonchée des timbres que je n'ai pas encore utilisés. Machinalement, je combine les images, et la somme des deux timbres m'est scénario, suggestions d'épisodes, combinatoire sans fin des histoires qui ne rentreront pas dans l'espace restant du crayon. Rêverie. Au fond, mes lettres ont été ça, un long travail de rêverie.

 

Trouver un dépositaire pour ses pensées, quitte à l’inventer.

Trouver un lieu à soi, quitte à aller le nicher à la frontière entre réalité et imaginaire dans la zone grise du fantasme et, au moment d’écrire l’une des dernières lettres, lui accorder enfin une matérialité en achetant via eBay des fragments de Clipperton : 

 

Je dors sur l’île ce soir […] 

Sous mon oreiller, vingt-cinq dents de requins soyeux croisaient autour du platier, veillant sur mon sommeil, tandis que, depuis la table de nuit, le long bec effilé du fou me fixait de ces orbites vides, si affamé de conversations, d’échanges. J’ai dormi sur le sable et les coquilles, dans l’odeur âcre de l’île, la peau constamment râpée par ses sables aigus, corrosifs, tant que mon lit me semblait plus petit au réveil, comme érodé. Dans mon sommeil, le galet s’est calé au creux de mes jambes, le galet cherchait les entrailles, la chaleur des entrailles.

 

 

꧁ ©Hesse & Romier ꧂
꧁ ©Hesse & Romier ꧂

 

 

Cette aventure épistolaire atypique et déroutante a pris fin quand le crayon, devenu trop petit pour être tenu en main, a interrompu le geste.

Comme toute production oulipienne, Lettres à Clipperton attend de ses lecteurs qu’ils s’abandonnent au postulat de départ, acceptent que la contrainte devienne jeu et aillent à l’aventure dans les profondeurs du texte ; les autres n’y verront qu’un exercice artificiel, fort bien écrit ma foi, mais peut-être vain, et risquent de s’ennuyer ferme — ce qui a été mon cas par intervalles. Quel que soit le ressenti, la postface, illustrée du cahier photos de Hesse & Romier, mérite, elle, que l’on s’y attarde.

 

 

 


꧁ Arrière-plan -  ©Liam Truong ꧂


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