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Jean-Luc et Jean-Claude, Laurence Potte-Bonneville, Verdier

 

 

 

Jean-Luc et Jean-Claude

Laurence Potte-Bonneville

Éditions Verdier, Coll. jaune

160 pages

25/08/2022

17 €

Premier roman

J'ai une fois de plus la confirmation qu'il ne sert à rien de commencer sa journée en essayant d'imaginer ce qui va se passer.

Jonas Jonasson, Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire 

 

Les fissures dans cette histoire n’attendaient qu’une secousse pour s’élargir, un frisson du dehors, la peau d’un autre gars, et finir par tout disloquer.

 

Les premières pages de l’excellent premier roman de Laurence Potte-Bonneville vous dérouteront peut-être comme elles m’ont déroutée. Ne vous laissez pas impressionner : Jean-Luc et Jean-Claude est comme ses personnages, qui refusent un jour de rentrer sagement au foyer et prennent la tangente : loufoque, imprévisible et attachant.

 

Jean-Luc et Jean-Claude sont pensionnaires des Glycines, un établissement sis dans un bourg non loin d’Abbeville et de la baie de Somme. Le premier sous tutelle, le second sous curatelle, les deux sont de grands enfants un peu naïfs en déphasage avec le monde qui les entoure. Ces deux gosses d’une cinquantaine de balais❞ aussi peu assortis que l’étaient Laurel et Hardy en leur temps ont une vie réglée comme du papier à musique. Ils ne sauraient déroger à leur habitude d'aller chaque jeudi au bistrot tenu par Jacqueline prendre un chocolat chaud pour Jean-Luc, alcoolique repenti, et un Orangina Light pour Jean-Claude, diabétique à surveiller.

 

Ils sont deux à rentrer, un petit mec engoncé dans une doudoune blanche on ne voit que ça et ses oreilles décollées, qui va s'asseoir au bar pendant que l'autre, un balèze, reste debout. Un ours et un rat entrent dans un bistrot, le début d'une bonne vanne.

 

Le début d’une bonne vanne ? Qui sait ? Sûrement le début d’un bon roman dont on ne sait où il va nous mener. Pour plagier Jonas Jonasson, il ne sert à rien de commencer cette lecture en essayant d'imaginer ce qui va se passer, car ce récit, ouvert au vent de tous les possibles, va de surprise en surprise dès lors que la routine de Jean-Luc et Jean-Claude, faite de petits riens prédictibles et rassurants, se trouve contrariée. Tous deux se révèlent incapables de faire face et de réagir de manière appropriée. Ils évoluent chaque jour sous l’œil attentif de personnes qui, au foyer comme ailleurs, veillent sur eux. C’est parce qu’elle veille sur eux que Jacqueline refuse de leur vendre la grille de loto qu’ils réclament, car Les jeux c’est pas possible. C’est pas permis et c’est parce qu’elle la leur refuse que Jean-Luc et Jean-Claude quittent le bar et sortent dans la pluie, le vent et le froid — une vigilance orange est en cours — pour se mettre en quête d’un commerce plus conciliant qui accepterait de prendre leur pari. Florent, jeune blondinet maigrelet venu là pour sa pause sandwich, est comme eux, solitaire, un peu perdu, sur un fil. Est-ce par gentillesse ? par pitié ? toujours est-il qu'il accepte de les conduire jusqu’à la ville voisine à bord de sa petite voiture bleu foncé aux essuie-glaces paresseux et à la portière éraflée, sur laquelle plastronne un autocollant J’ai la forme maintenant. Demandez-moi comment.❞ qui prête à sourire.

 

Mais voilà que la situation dérape et les routes des trois hommes se séparent sur le parking d’un Intermarché. Nos deux compères se retrouvent livrés à eux-mêmes. Peut alors commencer un road movie impromptu et cocasse dans lequel Laurence Potte-Bonneville excelle à donner une atmosphère uniquement par la présence du paysage en ce jour où il fait 

 

un temps à ne pas mettre un chien dehors, si chargé d’humidité que les couleurs de fin d’hiver se diluent en longues traînées vineuses le long des écorces ou dans le flou sépia des bosquets encore nus. […]

Entre deux rafales, les prairies et les talus saturés de pluie reprennent leur souffle et se préparent au prochain assaut, et puis le vent revient ébouriffer sans ménagement les plaques d’herbe rescapées de l’hiver et les fourrés de ronces engourdies. Il insiste, il veut mordre, et la campagne éreintée fait le dos rond quand il cingle son pelage hirsute.

 

Ce mauvais temps n'est qu'un aléa de plus car, pour Jean-Luc et Jean-Claude, l’ailleurs n’a besoin d’être ni éloigné ni battu par les vents pour être périlleux. La vigilance orange n'est pas que météorologique. Croyez-moi, voir Jean-Luc traverser un rond-point suffirait à donner des sueurs froides à n’importe qui. Cette échappée dans le chaos liquide révèle leur fragilité et leur inadaptation au monde au-delà des chambres grises du foyer. Jean-Claude est le premier à s’en inquiéter :

 

Jean-Luc, faut qu’on rentre. Jean-Luc, je suis fatigué.

 

L’inquiétude gagne aussi la directrice qui ne les voyant pas revenir est obligée de prévenir la gendarmerie et les autorités de tutelle, d’ouvrir une fiche d’événement indésirable alors que c’est précisément un événement désirable qui pousse les deux compères à partir à l’aventure Faire les andouilles, faire les sauvages et réaliser enfin leur rêve d’aller voir les phoques à la pointe du Hourdel.

 

Aller voir les phoques, les voir nager, souffler l'eau par leurs narines étranges, les regarder disparaître dans les vagues, s'étonner de leurs longues moustaches et de leurs nageoires comme des pieds, s'imaginer jouer avec eux, parmi eux dans l'écume, on ne se noierait pas, capter leur doux regard indifférent, s'allonger sur les rochers, le long de leurs flancs criblés de sable, et reprendre son souffle, s'ébrouer ensemble. Faire les andouilles, faire les sauvages.

Aller voir les animaux, les rejoindre, être rejoint par eux, en avoir encore un peu peur et intercepter une lumière d'eau dans leurs prunelles, rouler dans les mêmes vagues, on ne se noierait jamais, patauger dans la même boue, ondoyer parmi eux, se couler, frissonner avec eux, partager le harcèlement des mouches, se laisser parcourir par le long tremblement d'un muscle.

Se plonger dans leur odeur si puissante, caresser leurs peaux épaisses et étanches, devenir nage, devenir galop, se fondre parmi les animaux, s'accrocher à leurs flancs, à leurs crinières, ne plus jamais les lâcher et faire corps avec eux, frotter le front contre leurs crins, se couler dans leurs bancs, s'étourdir dans leur flot, les aimer si fort, s'oublier dans leur troupeau et ne plus penser qu'au grondement de leur course, se rouler comme une andouille, comme un sauvage.

Se dissoudre.

 

Le temps s’écoule, lent ; la pluie enveloppe tout de son drap froid que déchirent des rencontres plus ou moins probables. Nos deux fugitifs rencontreront aussi bien une femme peu amène qu'un ramasseur de morilles plein de sollicitude, les deux compères étant sa seule cueillette du jour car pour les morilles, c’est encore trop tôt :

 

Ils sont là, le chétif et l'inanimé, et la pluie glisse et s'épand sur le vide du grand pré. Ils se tiennent là, abandonnés l'un à l'autre, corps transis sous cet arbre effeuillé. Ils se sont affaissés sans points cardinaux et sans force et Jean-Claude respire à peine, par saccades, les yeux fous sous ses paupières qui frémissent. Une ligne à haute tension les enjambe avec ses bottes de sept lieues et poursuit sa trajectoire égoïste pendant que la pluie ruisselle que les joues de Jean-Luc et sur ses phalanges tatouées jusqu'à en diluer le bleu, en emporter les lettres comme des alevins qu'un courant éparpille, et les voilà seuls, gisant sur ce bord de route alors qu'il est bien tard, et le paysage les engloutit peu à peu.

 

Des élèves en sortie pédagogique et une phoque pleine de larmes croiseront aussi leur chemin. Quant à Florent après les avoir laissés derrière lui, il a pris en stop une jeune fille qui venait de rater son car et pour laquelle il a accepté de faire un détour jusqu’à Villers-la-Côte alors même que sa jauge d’essence n’est pas en forme et qu’il n’a plus un sou vaillant en poche. Ils parcourront ensemble quelques kilomètres le temps de partager une paire d’écouteurs et quelques chansons. 

 

Laurence Potte-Bonneville a l’art de donner chair à tous les personnages, principaux comme secondaires, bancals ou non, par petites touches, sans trop en dire ; de leur donner la parole dans des dialogues si bien écrits qu’ils paraissent ne pas l’être, écrits. Au lecteur d'apprendre à faire sans, sans aucune description approfondie de ces rencontres de hasard, de la complicité éphémère qui en naît le temps de poser un autre regard sur d'autres personnages en plus de bousculer la trajectoire du récit sans qu’il ne se passe grand-chose ni que cela soit ennuyant. Il y a ce qui nous est dit et ce que l'on devine, telles les allusions à l'eau, à la dissolution et à l'engloutissement qui parsèment le texte et vont se loger jusque dans les chansons fredonnées :

 

La petite est comme l'eau, elle est comme l'eau vive...

 

Autant de bons indices pour qui saura les voir. C’est dans les fissures de l’histoire que cet épatant roman évite les clichés et nous invite à réfléchir sur la différence, celle des handicaps indétectables au premier regard, tout en interrogeant notre façon de percevoir l’entour, d'être au monde et avec son prochain. En cela Jean-Luc et Jean-Claude est à rapprocher d'autres duos de la littérature française ou étrangère. Je pense à Bouvard et Pécuchet pour sa truculence et pour la tendresse que Flaubert et Laurence Potte-Bonneville ont à l'évidence pour leurs deux grands enfants pleins de naïveté. Je pense aussi au tandem inoubliable de Des souris et des hommes de Steinbeck. La façon dont Jean-Luc veille sur son ami rappelle la manière inquiète qu'a George de veiller sur Lennie, lequel comme Jean-Claude est en quête irrationnelle de douceur au point d'aller vers le danger.

 

C’est donc ça se faire du souci ? Un papier de soie, qu’on déplie sous la pluie ?

 

Avec son écriture fine, drôle, sensible et tendre, ce premier roman installe la tension presque à notre insu ; les dégâts de la tempête annoncée ne sont pas les seuls que l’on redoute et l’ivresse ressentie n’est pas uniquement due aux vapeurs du rhum que Jean-Luc a fini par dégoter. On est attendris par nos deux égarés du quotidien, par leur amitié forte qui remonte au temps d’avant leur placement aux Glycines, par leurs enthousiasmes et leurs colères de gamins en cavale.

Le roman refermé, on souhaite aller voir au-delà de la grisaille des jours, emprunter les si bien nommés itinéraires de délestage et se prendre à rêver d'être nous aussi capables de redécouvrir la part de merveilleux alors que le vaste monde poursuit sa course folle.

Et cette certitude que les grands livres savent faire l'économie d'une trame tarabiscotée.

 

En 2022, ce roman a reçu le prix Stanislas du premier roman et le prix de la SGDL Révélation d’automne.


꧁ Arrière-plan ⩫ ©Dolores Marat, Les Anges, Deauville, 1986 


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