Fantaisies guérillères
Guillaume Lebrun
Christian Bourgois éditeur
320 pages
18/08/2022
20,50 €
Premier roman
❝Jeannette se tortille dans les jupes de sa mère, qui la retient par le col de sa petite robe rouge.
— Cette gamine va me rendre chèvre. Dès qu’elle est en plein air, c’est la même musique. Pas moyen qu’elle reste en place. Comme devant l’église. Si on l’écoutait, on y rentrerait dix fois par jour !
Jacques, qui s’est arrêté une minute pour boire au pichet, ne peut contredire son épouse :
— Je le sentais, ça va être un sacré numéro.❞
Michel Douard, Mon enfance tout feu tout flamme
❦
❝Note à l’attention des moines copistes
Vous tenez entre les mains la véritable geste Jehannesque, telle que recueillie auprès de Yolande d’Aragon et de Jehanne la douzième, apostillée ci et là lorsque cela s’avérait nécessaire. Aucune protestation de votre part concernant la véracité de ce récit ne sera prise en compte,
Deus autem ille aut defendat et custodiat te,
Abdul al-Haz
Eugène IV, pape
SYMPATHY FOR THE DEVIL
1
Laisse-moi me présenter comme il se doit :
my name is Yolande,
and I am from Aragon,
née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-en-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine.❞
Il semblerait que pour son premier roman, Guillaume Lebrun n’ait pas voulu faire mentir Michel Douard : on le sent, ça va être un sacré numéro. Fantaisies guérillères s’amuse à revisiter l’histoire de France au temps de Jeanne d’Arc. Cette période, nous la connaissons tous. Encore que… L’auteur n’est pas le premier à s’y intéresser, pas plus qu’il n’est le premier à accorder quelque crédit à l’hypothèse émise par plusieurs historiens qui tiennent que Jeanne la pucelle serait le bras armé d’un complot fomenté par la duchesse d'Anjou. Cela étant, l’intérêt de ce livre réside davantage dans la manière dont il raconte que dans son histoire à proprement parler.
Au vrai, en ce XVe siècle, c’est le chaos en notre beau royaume. Le pays est au bord de la guerre entre la maison des Armagnacs et celle des Bourguignons. Venant ajouter à la pagaille intérieure, les Anglais s’incrustent depuis tant d’années qu’ils semblent ne jamais vouloir s’en retourner chez eux.
Afin d’avoir quelque raison de ne pas désespérer, Yolande d’Aragon dite Yo, une Armagnac de par son mariage à Louis II d’Anjou dit Loulou, fait un rêve. Elle rêve que lui est envoyée une jeune fille providentielle, une espèce de prophétesse guerrière ou guerrière prophétesse — à vous de choisir —, qui en deux temps trois mouvements renverrait les ❝Englishes❞ à leur Perfide Albion, mettrait fin à la guerre de Cent Ans et — foin du Traité de Troyes ! —, adouberait le dauphin Charles à la place de ce petit roi anglais d'Henri VI.
❝une Grande Prophétie annonce que le royaume sera sauvé par une bielle et vaillante et vierge Guérillère❞
Sitôt rêvé, sitôt fait. Avec les deux fils aînés du roi envoyés ad patres et un mari empoisonné, on sait déjà que la belle-mère du futur Charles VII n’est pas du genre à procrastiner. Cette fine stratège d'une rare clairvoyance devance les événements. Voilà qu'elle envoie des chevaliers mettre sens dessus dessous les fermes de nos campagnes les plus reculées pour y dénicher quelques jeunes pucelles dont elle souhaite faire l’éducation. Ce serait bien le diable qu’une fois mise au fait des ❝bielles-lesttres❞, de l’❝esgorgement❞ et autres arts subtils de la guerre, il ne s’en trouve aucune pour sauver le royaume de France.
Et il s’en trouve une, en effet.
De la quinzaine de jeunes paysannes qui lui sont présentées, il en est une à sortir du lot. Une grassouillette à la langue bien pendue : Jehanne la douzième. L'enfant, ❝plus souillée que le trône de France, le cheveu fol et l’œil louche❞, n'aurait certainement pas été le premier choix de Yo, mais que voulez-vous il faut faire avec ce que l’on a et cette Jehanne-là, qui s’avèrera ❝Au-dessus du lot genré, toujours Hautement Irrécupérable, Heureuse, Vivante❞, va vite vouer à Yo une passion sans faille, passion qui lui inspire des poèmes enflammés qui rappelleront à certains d’entre nous les hits du siècle dernier (tempus fugit !)
❝J'inventerai moultes langues
Pour que t’en sois exsangue
Et dans tiennes malles ici
d’éternelles vignonneries.
Tous les rites hérétiques
issus des mages d’Afrique
J’les dirai au grand jour
pour retenir l’amour.❞
Vous l’avez ? Ouvrez l'oeil et les oreilles, car il y en a d’autres !
Fantaisies guérillères est désopilant, truculent, bourré de clins d’œil. Écrit par un auteur depuis un point de vue uniquement féminin, certaines trouvailles lexicales se passent d'explication, n'est-ce pas ?
❝ils me pénispliquaient à qui mieux mieux❞
L'écriture inventive est repue d’anglicismes et d’archaïsmes,
❝Sweetheart, nous ne sommes ready nenni❞
d’argot et d’érudition. La langue est familière jusque dans son étrangeté. Le tout est porté par un style bien déjanté, moyenâgeusement avant-gardiste ou contemporainement anachronique.
❝Pour ma part, j’en disais pis que pendre à chaque occasion qui m’était donnée, mais toujours de façon dissimulée, esbourdouillée de précautions diverses telles qu’il paraît, j’ai entendu dire, oh ! vous savez pas. Je prenais la température du peuple et tout le monde était d’accord avec moi :
1. Isabeau avait fréquenté hors chrétienté la moitié de la Cour et autant de serviteurs aux compétences douteuses ;
2. elle était à peu près aussi esparpillée que son royal husband sur le plan cervellique ; mais chez elle, point d’hallucinations ni délires, plutôt grandes hurlances, obsessions sans pourquoi et colères increvables ;
3. elle était intégriste hardcore-mon-coco genre anti-Englishe puissance mille, d’où sa hargne redoublée à mes dires de tantôt.❞
On baigne dans l'ambiance pop rock des ’70s, ’80s et ’90s, qui se nimbe des vapeurs d’un brouillard hallucinatoire le temps d’un combat épique digne des plus dispendieuses superproductions hollywoodiennes,
❝Au fur et à mesure de leur approche, les silhouettes des Phonoi se dévoilèrent à nos mires. Au creux de leurs grands capuchons noirs étaient faces de peau sans yeux ni bouche, verdâtres de putrescence. Ils étaient d'une taille de cinq ou six hommes, vêtus de lèdres de ténèbres qui s'effilochaient dans la course effrénée qu'ils menaient pour nous atteindre. Leurs bras étaient tout autant chair en décomposition, laissant paraître des os polis par le temps et couverts de signes gravés en lettres dorées dans la langue du Maître. Ils faisaient tournoyer des labrys, luisant de la haine immense contenue dans leur double lame.❞
avant que ❝L’Histoire [ne] se [remette] gentiment en branle❞ alors que se referme ce roman, parenthèse rocambolesque, dans lequel Guillaume Lebrun s’est autorisé à pratiquer quelques accrocs dans la trame de la version officielle.
L’oxymore du titre prophétise toute l’impertinence loufoque de ce premier roman politique et féministe qui évoque, sous couvert d’Histoire, des enjeux bien de notre époque. Audacieux et culotté, Fantaisies guérillères est un vertige tel que l’on est en droit de se demander si tout cela ne serait pas qu’un exercice de style (la réponse est non) et si l’auteur saurait tenir sans nous/s’essouffler la distance des 320 pages de cette histoire bien secouée en comparaison de celle que nous avons apprise dans nos livres d’histoire (la réponse est oui).
Il arrive que la rentrée littéraire offre un livre à part qui invite ses lecteurs à lâcher prise. Guillaume Lebrun a signé celui de l'été 2022 et, passé ce moment de franche rigolade, aiguisé ma curiosité. Qu'écrit-on après ça ? et surtout comment ?
À lire avec The Rolling Stones dans les oreilles !
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꧁ Illustration ⩫ Frank Craig, Jeanne d'Arc à la tête de son armée à Patay, 1907 ©RMN Gérard Blot ꧂
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