· 

Je suis une île, Tamsin Calidas, Éditions Dalva

 

 

Je suis une île

Tamsin Calidas

Éditions Dalva

340 pages

14 /04/2022

23 €

Traduction de Caroline Bouet

I Am an Island,  Doubleday, 2020

Premier roman

No man is an island,

Entire of itself,

Every man is a piece of the continent,

A part of the main.

If a clod be washed away by the sea,

Europe is the less.

As well as if a promontory were.

As well as if a manor of thy friend's

Or of thine own were:

Any man's death diminishes me,

Because I am involved in mankind,

And therefore never send to know for whom the bell tolls;

It tolls for thee.

 Nul homme n'est une île,

entière en elle-même ;

tout homme est un morceau du continent,

une partie de l'ensemble.

Si une motte de terre était emportée par la mer,

l'Europe en serait diminuée,

aussi bien que si c’était un promontoire,

aussi bien que si c’était le manoir de tes amis

ou le tien propre :

la mort de tout homme me diminue,

parce que je fais partie du genre humain,

et en conséquence, n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas ;

il sonne pour toi.


John Donne, No Man is an Island

Je suis une île est le premier livre de Tamsin Calidas qui relate les quinze années qu'elle a passées sur une île des Hébrides. Traduit en français par Caroline Bouet et publié aux toutes jeunes et prometteuses éditions Dalva que je découvre, le titre semble démentir les vers que John Donne écrivit il y a près de quatre cents ans et que nous connaissons tous grâce à 'Papa' Hemingway.

 

Quel moment extraordinaire que celui où vous revoyez le calibrage de votre compas et trouvez un cap. Je rêvais de fixer mon regard sur un horizon brut et dégagé depuis des années — depuis que j’avais trouvé une vieille carte de l’Écosse et que je l’avais épinglée dans le couloir de mon appartement.

 

Qui n’a jamais rêvé de faire table rase du passé, se tourner résolument vers l’avenir et trouver un lieu où être enfin soi ? Combien de ces rêveurs ont fait de leur rêve une réalité ? Plusieurs événements traumatisants ont conduit Tamsin et Rab, son époux, à quitter leur maison londonienne de Notting Hill et leurs emplois pourtant prospères pour chercher à s’établir dans un lieu qui leur rendrait leur sérénité perdue.

 

Ce lieu nous le découvrons tout d’abord grâce à une carte placée au début de l’ouvrage divisé en trois actes, eux-mêmes divisés en chapitres avec un seul mot pour titre et une photo noir et blanc prise par l’autrice pour illustration. (J'ouvre une parenthèse pour dire combien l’objet livre est beau et le travail d’édition, soigné. La traduction me paraît parfois hasardeuse, mais n'ayant pas lu le texte original, ce n'est que mon impression de lectrice). Le croft, un de ces territoires scrupuleusement délimités et changeants, que Tamsin et Rab achètent sur une île des Hébrides, bien que passablement décrépit, sans eau courante ni électricité, contient la promesse d’une vie à réinventer loin du tumulte de la ville, d’une famille à fonder, de nouvelles relations à nouer.

 

C’est le silence qui me frappe. Il a quelque chose de poreux, comme si le ciel tout entier s’était déversé à l’intérieur, ne laissant que peu de place au reste. Ici, nul éclat de voix, nulle brique à travers la vitre. Nul fracas métallique de bâton sur une grille métallique ni grondement de bus. À l’intérieur, le silence qui règne rappelle l’eau fraîche et pure. Et je sais que c’est ce calme que je recherche depuis longtemps.

 

C’est sans compter sur les difficultés que tous deux ont assez inexplicablement occultées, sans doute tout à l’euphorie de ce nouveau départ décidé sur un coup de tête, en six semaines à peine. Il faut dire qu’elles ne manquent pas pour ces Londoniens sans aucune expérience de l’élevage de moutons, et il est illusoire de penser que les relations avec les îliens fiers et ouvertement hostiles pacifieront leur installation sur l’île.

 

Dans ce monde à quelque dix miles du continent que l'on relie par un ferry tributaire des caprices de la météo, à l’écart de tout, replié sur lui-même, la bonne entente et l’entraide sont vitales. La coutume veut que l'on ne  ferme pas à clef les maisons, qu'une lumière restée allumée soit une invitation à entrer à l’improviste pour discuter autour d’une tasse de thé ou d’un verre de whisky quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. Qu’en est-il quand toute une communauté vous rejette vous faisant chaque jour le reproche de n’être pas né sur ces terres, de les usurper, de  vous y installer au nez et à la barbe des personnes auxquelles elles doivent revenir selon un tacite code ancestral ? 

 

Notre maison a été bâtie avec des pierres de l'île. Ses souvenirs sont tissés dans le paysage, cousus d'antiques noms gaéliques et norrois. Ma bouche s'enroule autour de leurs formes qui ne me sont pas familières. Le norrois est anguleux, dur comme les montagnes des fjords, tandis que le gaélique est doux comme les champs. Les pierres et les souvenirs sont l'ossature géologique et culturelle de l'île. Les histoires s'échangent autour de tasses de thé, de petits verres et de scones beurrés, et sont transmises par ceux dont les noms sont gravés par les maçons de l'église dans des pierres verticales au fil des générations. Acquérir le droit d'avoir sa place ici est aussi ardu qu'arracher ces rochers au sol de l'île. Ce droit est offert joyeusement à chaque enfant qui naît ici, ainsi qu'aux personnes liées par le mariage au petit groupe uni de familles locales. Vous ne pouvez l'obtenir qu'en déversant le sang de votre vie, de vos joies et de vos chagrins dans la terre sombre et peu profonde de cette île. [...]

Chaque poche de sol est jalousement gardée, comme on veillerait sur un parent proche. Ce sont des territoires que l’on défend bec et ongles. […] malgré tous vos efforts, jamais vous ne les méritez. Avoir sa place ici dépend du bon vouloir des autres.

 

Certaines personnes ne sont pas faites pour s’entendre, et Tamsin et Rab en font la douloureuse expérience en se retrouvant mis au ban de la petite société de l’île qu’ils n'intègreront jamais.

 

C’est un très beau monde où la fierté obstinée, la haine de la différence et la peur du changement règnent en maître. À bien des égards, ce monde demeure féodal, avec son propre système d’honneur prompt à s’indigner mais lent à pardonner.

 

Pour Tamsin et Rab, l’embellie pourrait venir de cette famille qu’ils ont à cœur de fonder, mais les échecs répétés des FIV auront raison de leurs ultimes espoirs. Tout est précaire, au croft comme dans leur couple, et Rab finit par jeter l’éponge pour s’en retourner vivre sur le continent, laissant Tamsin seule, au pire moment puisqu’avec deux poignets cassés, toute tâche lui devient d’une difficulté insurmontable. N’importe qui aurait songé à renoncer. N’importe qui, sauf elle.

 

Écrire une autofiction est un choix narratif assumé où le « je » de l’autrice se met en scène. L’écueil est de n’être pas capable d’objectivité et, ici, Tamsin Calidas ne l’évite malheureusement pas. Pour intéressantes que sont les péripéties qu’elle rapporte à propos de ces années-là, le personnage qu’elle se crée est bien lisse et on cherche en vain un faux pli à cette Tamsin idéalisée. À la lire, et à l’exception notable de Cristall, les îliens ne sont que des hommes et des femmes bourrus, inhospitaliers, acrimonieux — Tous ces regards qui me mangent. […] Pas besoin de gril, l'enfer c'est les autres,  écrivait Sartre dans Huis clos — envers lesquels elle ne montre aucune curiosité et dont elle se garde bien de sonder les motivations. De même qu’elle ne cherche pas à comprendre quelles pourraient être les raisons profondes du revirement de son mari, se contentant de noter le changement physique et de ses humeurs.

 

Je l’ai vu dans son corps qui s’étiolait. Dans les années qui ont suivi, j’ai vu ce problème [l’isolement, la solitude] creuser au point de buriner ses traits et sa peau.

 

À l'évidence, écrire est un exutoire, et bien que sa phénoménale force de caractère et son instinct sûr ne puissent être mis en doute, elle se regarde souffrir et en ferait presque oublier que derrière ses récriminations se tapit une vraie souffrance, celle de la solitude je suis tellement seule que parfois je ne me reconnais pas, de l’impossible maternité, d’une vie pécuniairement et socialement précaire sur une île où, assez contradictoirement disons-le, elle ne s’intègre pas tout en souhaitant ardemment s’y enraciner.

 

Le troisième acte est de loin, de très loin même, le mieux réussi, qui raconte le trouble galvanisant de se reconnecter à la nature sauvage pour y trouver l’apaisement. 

 

Je perds le contact avec les mots. Je vais dans les bois car ils m’offrent une conscience silencieuse plus douce et plus durable que tout ce que je connais. Je presse ma joue contre l’écorce fraîche, j’appuie ma tête lasse contre un tronc solide. Je me fabrique un abri rudimentaire et j’y apporte des couvertures épaisses. […] Je suis prête à me défaire du monde que je connais. […] Le matin venu, je n’ai pas envie de m’en aller. Alors je reste.

 

Les cent dernières pages, hymne à l’âpre beauté des Hébrides qui exalte sa communion avec la faune et la flore environnantes, sont tout simplement splendides.

 

J'ignore ce qui chez les goélands invite vos yeux à s'élever au-dessus de l'horizon, à aller chercher un ciel plus lointain, par-delà le voisinage immédiat, plus haut. Pourtant, toujours, lorsque je perçois leur lamentation, mon cœur s'emballe, et autre chose en moi ose se laisser emporter. Comme si, à l'intérieur, quelque chose se détachait, se désenchevêtrait de tous les liens ténus et étroits filets qui vous prennent au piège d'une existence que vous savez trop comprimée pour vous.

 

Les passages recuits d’aigreur du début cèdent enfin devant de sages élans littéraires qui, en autorisant enfin l’émotion à passer, rendent grâce à la grandeur des paysages changeants de l’île, l’éblouissement polychrome des fleurs sauvages au printemps, la noirceur des ciels d'automne tourmentés, les caprices dévastateurs des tempêtes soudaines, la morsure des hivers rigoureux, les rencontres inopinées avec les animaux qu'à l'image de Saint-François d'Assise, elle soigne et tente d’apprivoiser. Et l’eau, l’eau primordiale, l’eau matrice réconfortante dans laquelle elle nage chaque jour quelle que soit la température, quelle que soit la météo.

 

Chaque jour, je jette quelques heures perdues dans l’eau. Chaque jour, cela renouvelle ma force, enflamme une résilience intérieure et me procure un sentiment de gratitude pour mon souffle chaud et mon cœur qui bat. […] La mer vous modèle habilement, vous dotant de nouveaux contours capables de résister aux coups durs de la vie.

 

Malgré la faim qui lui tord l’estomac et la pousse à se nourrir de ce qu’elle trouve quand les finances sont en berne — ce qui est fréquent,

 

La feuille épaisse du sycomore est la plus dure. Le hêtre est doux, froissé, avec de minuscules poils comme une peau duveteuse […] Goûter ces premières bouchées est étrange, comme un secret illicite dans ma bouche. Mais c'est plus que cela. C'est un soulagement. Je suis affamée, j'ai désespérément besoin de nourriture.

 

les jours passés auprès de Maude sa chienne et de Fola sa jument sont empreints d’une sérénité qu'elle a enfin trouvée après s’être dépossédée de tout.

 

Je n’ai ici ni famille, ni proche, ni ami, ni lien affectif. Ce sentiment inconnu est étrangement libérateur.

 

Je suis une île est le récit en trois actes d’un changement de vie radical. Lent, répétitif et quelque peu maladroit dans ses deux premiers tiers, il devient le passionnant récit d’un voyage intérieur et d’une renaissance, avec le secours d'une nature aussi sauvage que généreuse et les somptueux paysages indomptés de ce coin d’Écosse.

 

Je suis une île. J’ai un nom. Une poignée de vent en guise de voix. J’offre à la mer ce silence froid qui est en moi.

 

Je serais curieuse de savoir quel accueil les îliens ont réservé à ce livre qui est loin de les présenter sous leur meilleur jour car, même si l'autrice a pris grand soin de ne jamais nommer l'île, je suis certaine que ceux qui l'habitent se seront reconnus. Pas sûre que cela apaise les tensions !

 

Je remercie Babelio et Juliette Ponce des éditions Dalva pour cet envoi et leur confiance.


꧁ Illustration ⩫ Edwin Smith, Croft, Hébrides intérieures, 1954 ꧂


Écrire commentaire

Commentaires: 0