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Furies, Julie Ruocco, Actes Sud

 

 

 

Furies

Julie Ruocco

Actes Sud

288 pages

18/08/2021

20 €

Premier roman

Ne laissez pas le monde vous voler les mots.

Laurent Gaudé, Écoutez nos défaites

Le temps l'avait transformé en poète aveugle et mutique.

 

En moins de trois cents pages à la densité aussi intense que la lucidité cruelle, le premier roman de Julie Ruocco, Furies, saisit par l’intelligence du regard et la justesse de l'écriture. Je comprends tout à fait qu’il ait séduit de nombreux jurys littéraires – Prix Envoyé par La Poste 2021, Prix Saint-Georges du premier roman 2022, Prix Emmanuel-Roblès du premier roman 2022 pour n’en citer que quelques-uns.

 

Ce roman relate les heures fortes de la guerre en Syrie, les convulsions de l’histoire récente de cette partie du monde, au travers de trois personnages que la vie, jamais avare en coïncidences, va faire se croiser dans le sud-est de la Turquie, à la frontière syrienne, à Kilis.

 

Bérénice, jeune archéologue française, a délaissé les chantiers de fouilles autorisés pour tremper dans le trafic d’œuvres d’art, en intelligence avec celui qu’elle appelle tonton❞ (ami peu recommandable de feu son père) et une galeriste polonaise (tout aussi peu recommandable). 

 

Accoucher le passé, voler des choses au néant, voilà ce qu’elle faisait mieux. […] 

décidément, elle n’avait jamais été une archéologue, mais une voleuse. Rien qu’une profanatrice qui déplaçait des objets d’un monde à l’autre.

 

La mission qui l’occupe au moment où s’ouvre le roman consiste à faire passer en Europe des parures exhumées des antiques ruines de Palmyre, la perle antique du désert syrien, en les fondant au milieu de babioles sans valeur achetées sur le marché. L’explosion d’une voiture piégée tuant sur le coup le dépositaire des bijoux est le signe qu’il lui faut déguerpir. Ce sera Öncüpınar, quartier du district de Kilis, où une mère lui confie sa petite fille mutique et anonyme, dans l’espoir de lui éviter la vie dans les camps. Cette enfant est un germe d’espérance au milieu d’un cimetière de bombes.

 

Un genou à terre, Bérénice gardait la petite dans ses bras. Elle savait, à présent, elle savait qu’à l’autre bout de sa vie, son père avait pris cette même décision. Fini de tamiser les sables du temps, elle acceptait tout ce qui était perdu et ne serait jamais retrouvé, elle acceptait l’oubli et le deuil, le silence et la perte. Elle acceptait de laisser les objets et les corps reposer dans la terre pourvu que l’enfant qu’elle tenait ne s’évapore pas. 

 

Asim, lui, est un pompier syrien. Du moins l’était-il jusqu’à ce que l’assassinat de sa sœur Taym le frappe de plein fouet et en plein cœur, et le change à tout jamais. Taym, jeune femme farouche, croyait en la révolution. Patiemment, elle archivait les preuves de chaque exaction perpétrée par les djihadistes sur une clé USB qu’elle comptait remettre aux organisations internationales dans l’espoir de les convaincre qu'attendre n'était pas une solution. Taym est morte le jour de son mariage, sa robe blanche souillée par le feu de l’État Islamique, et Asim est devenu fossoyeur, déterrant, enterrant, découvrant, recouvrant l’horreur d’un charnier de Daesh avant de fuir en Turquie, à Kilis.

 

Mais aujourd'hui, il n'y avait plus de rêve. Il se couchait dans le silence de l'appartement, le cœur gonflé d'absence. Les nuits étaient de plus en plus longues. Elles le seraient toujours, pensait-il. C'est ce qui arrive quand le ciel est vide et que l'enfer déborde. Les hommes n'étaient plus l'échelle de leur propre malheur et lui-même avait perdu le compte des morts à force de les enterrer.

 

Bérénice et Asim, L’archéologue et le fossoyeur pouvaient se regarder, se confronter […] Tous les deux avaient creusé la terre, l’un pour ensevelir, l’autre pour révéler. À travers eux, l’Occident et l’Orient peuvent se regarder, se confronter, et éventuellement s’entraider. S’aimer ?

 

Devenu faussaire aux côtés d'un vieux sage, un oncle lui aussi, Asim établit de faux passeports aux noms des morts qu’il a enterrés : sa manière de les ramener à la vie et de leur épargner l'oubli [qui] n'est autre chose qu'un palimpseste, ainsi que l'écrivait Victor Hugo dans L'Homme qui rit.

 

Aux régimes d'usurpateurs, il faut des artistes faussaires. Nous sommes là pour tisser des fils dans la toile de leurs mensonges et créer des sauf-conduits pour que quelques-uns en réchappent.

 

C'est dans ces circonstances qu'il rencontre Bérénice et l’enfant. Elles ont besoin de ce sésame pour quitter le pays. Sur celui de la petite, Asim écrira le plus beau des prénoms.

 

Tous les personnages de ce roman sont larger than life, raison pour laquelle ils nous touchent tant. Asim et Bérénice bien sûr, mais aussi Rokkan et Bahia et toutes les femmes de la région autonome du Rojava au Kurdistan syrien, qui ont fait la révolution et dont Bérénice fait la connaissance. Si elles continuent de se battre pour la paix en participant activement aux combats armés et en proposant d’évacuer des milliers des leurs, elles œuvrent aussi pour une société qui repose sur l’égalité des genres. Leur devise ?

 

Femme, vie, liberté.

 

L’art de Julie Ruocco est de faire aller le récit là où le lecteur ne l’attend pas. De plaisant polar dans ses premières pages, le roman prend rapidement un tour tragique, et le lecteur se met à guetter, parce qu’il la redoute, la déflagration qui va venir le frapper, lui nouer la gorge et le laisser sidéré alors même qu'il l'a anticipée, à l'image des époustouflantes et déchirantes pages 142-143 dont la lecture a arraché des sanglots à Fanny Cottençon et au public du Marathon des mots de Toulouse en juin dernier :

 

[...] Asim remarqua la présence de trois femmes. C'était leur mouvement qui avait attiré son attention. Tout était sombre avant qu'elles fassent ce geste, un geste immense qui leur faisait lever les bras, se grandir jusqu'à se dédoubler pour fantastiquement réapparaître. Elles venaient d'enlever leur voile. [...] 

Les niqabs furent jetés au sol sous les anciens cris de triomphe. [...] La plus jeune s'était saisie d'un sac en plastique. Un sac qu'elle avait gardé serré contre elle toute la nuit. C'était d'ailleurs le seul effet qu'elle avait emporté. Elle en sortit une boîte d'allumettes et une bouteille sale. Il y eut une odeur d'essence lorsqu'elle la décapsula pour en asperger les voiles. [...] L'adolescente avait certainement dû se priver de chaleur, de nourriture, pour cet instant. Avec des mouvements solennels et précis, elle craqua une allumette. [...] Dans ses yeux, Asim lut que si elle s'était fait arrêter à la frontière, elle aurait quand même mis le feu à son voile. Peu importe si elle le portait encore.

 

La folie humaine et l’effroi sont au cœur de Furies, roman dont le titre fait référence aux déesses de la mythologie grecque, Alecto, Tisiphone et Mégère la plus connue, qui infligeaient de terribles châtiments à tous ceux qui se rendaient coupables d’actes abominables. La Furie, Bérénice la porte en médaillon autour du cou, en toutes circonstances sans encore imaginer s’en séparer. Des pires exactions, des saccages, des déplacements de population, des exécutions sommaires, des trafics et des trahisons 

 

Comme si à force de labourer la terre pour y planter des cadavres, le régime de Bachar avait fait de son pays un terreau parfait pour la fin du monde.

 

Julie Ruocco ne nous épargne rien, ne cache rien de l’innommable pouvoir de la guerre dans ce premier roman aux multiples rebondissements, fort bien documenté et très maitrisé tant au niveau de l’intrigue — (sur)prenante — que des personnages — êtres imparfaits qu'une foule de petits détails renvoie à leur humanité — que de l’écriture. C’est avec des mots simples à la poésie diffuse qu’elle façonne les images les plus marquantes du calvaire de tout un peuple autant que celles de moments trop rares de grâce pure. Avec, tout au bout, la lueur de l’espoir qui vacille mais ne saurait s’éteindre. En grec, Bérénice est celle qui apporte la victoire et

 

Lorsqu'elle dépose le médaillon dans la terre, il n'y a plus ni passé, ni futur. L'histoire n'est qu'une ronde de Furies aux ailes entrelacées et chacune de leurs plumes peut guérir les nations.

 

Avec bonheur, Julie Ruocco n'a pas laissé le monde lui voler les mots. Elle offre un premier roman sensible et brillant. De ceux qui font battre le cœur plus fort et gonfler les yeux d'avoir pleuré.

 

Ce roman a reçu en 2021 le Prix Envoyé par La Poste, le Prix du jury des Jeunes Romanciers et le Prix de la librairie Millepages. En 2022, le Prix Saint-Georges du premier roman 2022 et le Prix Emmanuel-Roblès du premier roman.


꧁ Arrière-plan : William-Adolphe Bouguereau, Oreste poursuivi par les furies, 1862 ꧂


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