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Felis Silvestris, Anouk Lejczyk, Les Éditions du Panseur

 

 

 

Felis Silvestris

Anouk Lejczyk

Les Éditions du Panseur

192 pages

11/01/2022

17 €

Premier roman

 

Nous ferons toute une armée dans les arbres, et nous ramènerons à la raison la terre et ses habitants.

Italo Calvino, Le Baron perché

Pendant longtemps les forêts étaient loin, loin de nos plaines jaunes et de nos vacances bleues ; sans l'ombre d'un bois sinon ceux des histoires du soir, avec des enfants perdus et des animaux qui parlent.

 

Felis Silvestris est le premier roman d'Anouk Lejczyk, paru aux épatantes Éditions du Panseur dont le travail remarquable offre aux lecteurs un objet-livre soigné, de la douceur de la couverture au velouté du papier ivoire de pages exemptes de fautes résiduelles — chose devenue suffisamment rare pour être soulignée. Et j’apprécie que soit glissé un petit mot aux lecteurs en toute fin d'ouvrage.

 

Felis Silvestris invite dans ses pages des allusions à certains contes  Le Baron perché d'Italo Calvino ou Les Contes du chat perché de Marcel Aymé, par exemple  et en reprend certains codes, telle la question qui scande chaque changement de chapitre

 

— Et ta sœur, elle en est où, elle fait quoi ?

 

et les réponses évasives

 

— Oh, ma sœur, elle prend l'air, 

— Oh, ma sœur, elle prend de la hauteur, 

— Oh, ma sœur, elle crée sa boîte, 

— Oh, ma sœur, elle fait une césure, 

— Oh, ma sœur, elle...

 

que je me suis surprise à lire comme, enfant, je récitais

 

— Loup y es-tu ? m’entends-tu ? que fais-tu ?

— Je mets mes…

 

Pas plus que dans un conte, les personnages n’ont ici de prénom. Nous ne connaîtrons ni celui de la mère, ni celui du père, ni celui de la sœur. Quant à Felis Silvestris qui donne son titre au roman, c’est le nom de forêt qu’a choisi la sœur de la narratrice.

 

Felis Silvestris est un long monologue, une tentative  vaine  d’un je de répondre à des questions insistantes et toujours en suspens parce que, peut-être, il n’y a pas de (bonne) réponse, mais aussi une tentative  réussie  de donner quelque matérialité à ce tu à qui elle s’adresse.

 

Être la même chaque jour : tu ne pouvais pas. Être celle qu'on attendait que tu sois : tu ne voulais pas. Te satisfaire de cette vie-là : impossible ! Plus rien ne te guidait hormis tes voix, trop nombreuses pour être d'accord, trop imprévisibles pour être domptées. Alors tu suivais celle qui parlait le plus fort, à tort ou à raison. Ton corps devenait une maison ambulante, des pilotis à la place des pieds. Tu n'as pas chuté, tu ne t'es pas brisée. Tu as simplement bifurqué sur le chemin d'à côté.

 

Elles sont deux sœurs : l’une est partie se joindre aux militants qui occupent une forêt, résolus à stopper son déboisement et l’avancée de l’exploitation minière ; l’autre a enfin accepté de revenir poser ses valises après des années d’errance. La première, clandestine parmi les clandestins, à l’abri de sa cagoule noire, se voue à une cause qu’elle croit épouser ; la seconde, anonyme parmi les anonymes, vit dans un appartement qu’on lui a prêté et dont elle sort peu.

 

Quand j'ai lâché mes affaires au milieu du studio, ça n'a fait aucun bruit. Il faut croire que le lino beige absorbe les ondes, ou que les valises n'avaient plus rien à dire. Elles sont restées silencieuses sans savoir ce qu'elles faisaient là, pour combien de temps, ni pourquoi.

 

Que sont parties chercher ces deux jeunes femmes éprises de liberté et au parcours jusque-là pourtant exemplaire quand elles ont brisé leurs attaches, déserté la maison familiale, laissant une mère à ses conjectures et un père à son obsession pour les tiques et la maladie de Lyme ?

 

L’étendue est aussi une distance entre deux points, un écart, voire un laps de temps. En ce qui nous concerne : des centaines de kilomètres, des heures de route et une longue crevasse de non-dits.

 

En cadenassant chacun des personnages dans sa solitude, Anouk Lejczyk écrit l’errance comme la nécessité impérieuse de fuir le moment présent.

 

Je me réveillais un jour avec une certitude aussi douloureuse qu’inébranlable : partir. Je pliais bagage et reprenais la route, le cœur et mes carnets remplis de nouveaux noms. Je respirais à pleins poumons ma solitude retrouvée.

 

Pour combler l’absence de sa sœur, la narratrice jette des ponts entre passé et présent, revisite le temps de l’enfance et les souvenirs. Peut-être recèlent-ils une ébauche de réponse, un début de sens, pour l’une comme pour l’autre ? La comprendre elle pour se comprendre soi.

 

Je crois bien que j’ai perdu mon monde. Comme toi, je l’ai cherché à différents endroits. J’ai cru que j’aurais pu naître ailleurs et qu’une autre vie, peut-être m’attendait quelque part. Mais en vérité, rien ni personne ne nous attend jamais vraiment. Ce qui nous sauve, c’est que nous sommes capables d’oubli et d’émerveillement.

 

Tout est à demi dit, à demi tu dans ce premier roman mélancolique qui n’a rien de tapageur, et les lecteurs avides de grandes révélations en seront pour leurs frais. Le choix narratif fait que ce récit intime, qui sonde la tendresse du lien sororal malgré la longue absence et les silences, ne livrera rien des convictions de Felis.

 

Dis Felis, dis-moi à quoi tu penses quand ta pensée s’en va.

 

Par ailleurs, je pense que certains ne manqueront pas d’être déconcertés  comme je l’ai été  de ne trouver que peu de nature writing. Car si Felis s’immerge dans la forêt, elle ne s’y enracine pas ; si elle vit au milieu des militants, elle ne fait pas corps avec eux. Elle éprouve souvent le besoin de s’isoler, incapable de rester à une place qu’elle pense n’avoir pas encore trouvée, sans autre objet amical à enlacer que le tronc d’un arbre qu’elle a élu. Sa vie reprend-elle du sens dans la forêt ? Faut-il impérativement vivre au milieu de la nature pour la défendre ? Cela ne sera pas tranché.

 

On décèle beaucoup d’admiration dans le monologue introspectif de la sœur, elle-même incapable de s’ancrer au même endroit bien longtemps. Rien n’est asséné dans ce roman, mais on sent bien qu’elle envie Felis d’avoir su composer avec ses doutes et osé, comme l’écrit Calvino toujours dans Le Baron perchéRenoncer aux choses [car c’]est moins difficile qu’on ne croit : le tout est de commencer. Une fois qu’on est arrivé à faire abstraction de quelque chose qu’on croyait essentiel, on s’aperçoit qu’on peut se passer aussi d’autre chose, et puis encore de beaucoup d’autres.

 

Et elle de méditer sur ce qui compte vraiment :

 

De quoi ai-je besoin dans la vie : d’eau ? d’amour ? d’argent ? de solitude ? de compagnie ? de sens ? De sens, ça oui, mais […]

 

La narratrice semble défaire la pelote d’un fil imaginaire pour recréer les histoires du soir qu’on lui racontait jadis, au point que je me suis demandé si ce je et ce tu, l’une enfermée dans un appartement, l’autre à ciel ouvert dans la forêt, n’étaient pas une seule et même personne, un miroir tendu qui donnerait à voir le possible pour peu que l’on ose oser. Through the looking glass. Il est vrai que l’ambiguïté sourd de la 4e de couverture, qui évoque une chimère, une rêverie quelque peu folle. Est-on sûrs que Felis n’est pas un personnage de conte, elle dont il est écrit qu’elle côtoie les Géants ? Cette hésitation a couru tout au long de ma lecture, qu’elle a rendue singulière. Je pense que c’est là, au-delà des qualités manifestes de l’écriture d'Anouk Lejczyk, la réussite de ce premier roman sensible. Baigné de mélancolie, il parle avec douceur et pudeur de solitude, de liens que l’on crée et d’autres qu’il faut préserver, de la place que l’on cherche et des obstacles à surmonter pour la trouver dans un monde qui n’a parfois ni queue ni tête, de la difficulté à s’enraciner et, enfin, de s’abandonner (ou pas) au mirage d’une vie réussie sans renoncer à être soi.


꧁ Illustration ⩫  ©Guillaume Schneider ꧂


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