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Oublier les fleurs sauvages, Céline Bentz, Préludes Éditions

 

 

 

 

Oublier les fleurs sauvages

Céline Bentz

Préludes Éditions

352 pages

25/08/2021

Premier roman

 

« Notre pays est nulle part,

Et nous, ce peu de souffle dans la main du temps. »

Andrée Chédid, Terre regardée, Double pays

Depuis l'indépendance au mois de novembre 1943 en pleine guerre mondiale, les crises politiques n'en finissent pas de déliter le Liban, pays funambule, encore aujourd'hui à la recherche d'un équilibre précaire entre marasme politique et crises économique et sanitaire sans précédent. À l'été 1984, voilà bientôt dix ans qu'il est en proie à une guerre civile interconfessionnelle, lourde en pertes humaines et désastreuse sur le plan économique pour une nation à court de souffle.

 

« Au fond, les chiffres importaient peu. Personne ne saurait jamais vraiment combien ont mordu la poussière. Ce que chacun savait cependant, c'est qu'au moins un ami, un voisin, un frère ou un parent a disparu pendant les onze années de conflit déjà écoulées. Tout le monde connaissait quelqu'un, qui connaissait quelqu'un à qui une histoire abominable était arrivée, une histoire de renfermé, de sang, de sueur au vieux goût dégueulasse. Tout le monde connaissait quelqu'un qui connaissait quelqu'un qui n'était plus, avait disparu, avait été passé par les armes, s'était suicidé, s'était exilé. »

 

Oublier les fleurs sauvages est le premier roman de Céline Bentz, née d'un père français et d'une mère libanaise. Comme nous l'apprend la postface, elle s'inspire là de son histoire familiale, et ce vernis en partie autobiographique donne à son récit un surcroît d'authenticité.

 

Amal est une jeune fille de 17 ans. Elle est la sixième des sept enfants de Dibba et Ahmad Haddad, modeste famille sunnite qui, après avoir été chassée de ses terres du Golan par l'envahisseur israélien, vit dans un appartement vétuste de Saïda, ville du Liban Sud à une centaine de kilomètres de Beyrouth.

 

(La carte placée en début d'ouvrage est essentielle pour saisir la géographie de ce pays, suivre les mouvements des populations déplacées ainsi que les excursions d'Amal et Youssef, et les notes qui closent le livre, sans rendre la lecture laborieuse, se révèlent bien utiles pour ceux qui comme moi, sans l'ignorer tout à fait, sont peu familiers de l'histoire récente du Liban.)

 

Amal est une brillante lycéenne qui se destine à la pédiatrie, car « Au Liban, la distinction suprême s'acquiert toujours dans la plupart des milieux, par l'obtention d'un doctorat. […] Au fond d'elle-même, elle s'avouait à demi qu'être "docteur" c'était aussi un moyen de ne plus regarder la société libanaise du bas vers le haut, mais enfin, du haut vers le bas. » Ses parents, sans instruction, souhaitent pour elle une vie autre que la leur et que celle des peu consistantes Fatima, Ghania et Leila, ses trois soeurs mariées trop jeunes à des hommes sans scrupule qui se sont vite révélés violents. Yacine, l'un de ses frères, très investi dans le Parti Communiste Libanais, disparaît sans donner signe de vie pendant des jours qui font des semaines. Amal, admirative, voit en ce frère le « dernier tribun de la plèbe, porteur à travers le monde de la voix d'un peuple à l'agonie », celui qui « ferait du Liban le nouveau porte-étendard du non-alignement. » Abbas, l'aîné, architecte, est parti s'installer en France, à Nancy, avec son épouse française et leurs deux enfants. Pour Amal, dont le prénom signifie espoir, Abbas est un exemple à suivre, lui qui a montré la voie et qu'une autre vie est possible à force d'acharnement et de travail, au bout de l'exil, en France. Mais avant cela, il lui faudra passer le baccalauréat et, pour gagner un peu de l'argent nécessaire à son émigration, travailler un été dans la boutique de Monsieur Khobeizi, tailleur dont elle tente tant bien que mal d'éviter les avances appuyées. 

 

« Monsieur Khobeizi lui faisait un peu pitié, au fond. Il ressemblait à un roitelet déchu. Sa boutique devait avoir été prospère à la fin des années 1960 mais il n'avait pas su rebondir. Depuis, il ressassait avec aigreur le luxe d'hier, le faste d'avant-hier, la notoriété et l'aisance des jours passés. »

 

Dans cette boutique délustrée, figée dans un passé qui sent le rance, elle fait la connaissance de Youssef Khalifé, héritier d'une famille prospère, et tombe sous le charme de ce jeune homme beau et… chrétien. Et voilà Amal en héroïne cornélienne troublée par cette passion naissante. Pour autant, telle Chimène, elle n'abdique ni sa prudence ni sa raison. 

 

« En vérité, elle craignait de tomber amoureuse d'un homme que sa filiation rattachait à ceux qui avaient sur les mains le sang des siens. Embrasser Youssef, c'était donner de l'amour au camp adverse, sortir du cercle infernal de la colère et de la haine. le laisser la toucher, c'était lui dire qu'elle ne lui en voulait pas à lui, en tant qu'individu, c'était aussi admettre que tous ceux auxquels il appartenait n'étaient pas porteurs d'un stigmate irréversible. Partant de là, la guerre à tout prix n'avait plus de sens. »

 

Cet amour, rétréci à de rares escapades clandestines, offre de très belles pages sur les tensions qui animent les différentes communautés et surtout sur le Liban, pays contrasté et pluriel dont l'atmosphère riche de bruits, d'odeurs et de lumière fait oublier un temps la peur permanente, le sentiment d'impuissance, le péril tentateur de la résignation. Aux côtés du désinvolte Youssef, lors de ces parenthèses volées, Amal va découvrir un autre Liban, celui de personnes libres et aisées pour qui la vie, souriante, semble s'écouler tranquillement.

L'écriture de Céline Bentz se fait alors moins soucieuse de la forme. Elle devient plus visuelle et gagne en sensualité contemplative quand elle prend le temps de décrire des moments de vie, des paysages dévastés ou idylliques, et la fulgurance douloureuse du temps suspendu des premiers émois amoureux.

 

« C'était beau et triste à pleurer ce soleil qui ne s'était levé que pour éclairer le désastre du monde. »

 

J'ai apprécié que l'autrice s'autorise enfin à oublier certains diktats en se laissant aller, par exemple, à faire moisson d'adverbes qui, quoi qu'en disent leurs détracteurs, jouent la partition rythmique, un rien languissante, du texte. Je suis plus réservée quant à l'emploi soutenu de la forme passive.

 

Oublier les fleurs sauvages, c'est quitter un pays avec l'espoir - peut-être vain ? - de mieux revenir. C'est un titre qui dit l'exil, instille le déchirement et suggère les dilemmes de ceux qui choisissent de partir, ne serait-ce que pour un temps :

 

« Sa vie ne se résumait plus qu'en un prodigieux écartèlement entre deux langues, deux cultures, deux aires géographiques et deux appartenances. Plus le temps passait et plus elle se sentait perdue au milieu du gué. »

 

Amal a troqué la chaleur libanaise contre l'humide grisaille lorraine, la douceur de parents aimants contre la froideur d'une belle-soeur dépressive et passablement dépassée. Mais il en faudrait plus pour faire dévier l'opiniâtre jeune fille du chemin qu'elle s'est tracé, quels que soient les obstacles, celui de la langue n'étant pas le moindre. 

 

« Elle venait de renoncer à sa langue maternelle comme socle de la pensée. Elle regrettait alors d'être si peu fidèle à la tradition qui avait forgé son esprit, elle se disait que c'était là le commencement du départ définitif, du renoncement à soi-même. Elle ne serait plus jamais capable d'exprimer dans une langue unique l'intégralité des notions dont son esprit était pourtant familier. »

 

Amal reviendra au pays, diplômée ; y retrouvera Youssef, changé, ainsi que Salima, l'amie chiite de toujours, preuve s'il en est que les amitiés d'enfance se moquent de l'absurdité des hommes. Elle retrouvera son pays pour le voir enfin avec les yeux décillés de celle partie au loin.

 

« Maintenant qu'elle disposait d'un point de comparaison, elle devenait critique, sceptique, presque sourcilleuse. […] L'émigration avait objectivé la vision qu'elle avait de son chez-elle en l'en distanciant. »

 

Elle, mûrie tant par son exil que par ce que Youssef lui a permis d'entrevoir :

 

« Avant, je ne savais pas ce que c'était que la légèreté, l'insouciance, le bonheur de savourer. J'ai une famille merveilleuse, mais dans laquelle on ne s'accomplit que par le travail et la piété, deux univers trop étroits pour moi. Tu [Youssef] m'as ouvert les portes, celles de la gratuité et du plaisir. J'ai enfin compris qu'il pouvait exister une vie bonne, une vie qui vaille la peine d'être vécue. »

 

J'aurai cependant quelques regrets. Celui que Céline Bentz n'ait pas tissé ensemble les histoires libanaise et française et ait laissé en presque jachère cet amour contrarié, le temps de l'épisode nancéen. De même, sa vie française, ses amies, son quotidien d'étudiante sont bien vite résumés, pour ne pas dire expédiés. Je suis par ailleurs perplexe quant à la pertinence du dénouement final – en est-ce bien un, d'ailleurs ? - dont je ne peux rien vous dire bien sûr, si ce n'est qu'il aurait gagné, à mon sens, à jouer sur un ressort autre, moins attendu, moins transparent et surtout plus susceptible de cristalliser dans les dernières pages ce qui fait la force de ce premier roman, à savoir le tiraillement incessant entre l'Orient et l'Occident, né des multiples oppositions (traditions, religions, cultures, etc.). L'occasion était là. Pourquoi ne l'avoir pas saisie ?

 

Oublier les fleurs sauvages résonne douloureusement avec l'actualité libanaise catastrophique de ces derniers mois, où le pays, désillusionné et déjà en grand péril, s'enfonce dans un chaos préoccupant depuis l'explosion du 4 août 2020. Je remercie les éditions Préludes et Babelio de leur confiance en m'ayant offert de découvrir cette autrice dans le cadre de cette masse critique privilégiée.


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